Moiraine continua à regarder l’Ogier comme si elle n’avait pas entendu. Mais elle finit par acquiescer.
— La Roue tisse comme elle l’entend…, souffla-t-elle. Lan, assure-toi qu’on ne nous espionne pas.
Le Champion sortit en silence de la bibliothèque.
Comme si c’était un signal, toutes les conversations moururent. Moiraine alla se placer devant la cheminée, et, quand elle se retourna, tout le monde la regardait.
— Nous ne pouvons pas rester longtemps à Caemlyn, dit-elle. Et nous ne sommes pas en sécurité dans cette auberge. Les espions du Ténébreux sont en ville. Ils n’ont pas encore trouvé ce qu’ils cherchent, sinon ils ne continueraient pas. C’est notre seul avantage. J’ai placé des protections pour les tenir à l’écart et, quand le Ténébreux s’avisera qu’un secteur de la ville est interdit aux rats, ce sera trop tard, parce que nous serons partis. Hélas, toute protection susceptible d’abuser un être humain serait comme un phare pour les Myrddraals. L’ennui, c’est qu’il y a des Fils de la Lumière à Caemlyn. Ils cherchent Perrin et Egwene, ce qui…
Rand se racla la gorge, et Moiraine l’interrogea du regard.
— Je pensais que les Capes Blanches nous cherchaient, Mat et moi.
L’Aes Sedai parut ne plus rien y comprendre.
— Pourquoi t’imaginais-tu ça ?
— J’en ai entendu un parler de Deux-Rivières et de Suppôts des Ténèbres. Qu’aurais-je dû conclure ? Avec tout ce qui m’est tombé dessus, je suis content d’être encore en état de raisonner.
— C’était dur, je sais, Rand, intervint Loial, mais tu es capable de plus de lucidité. Les Fils abominent les Aes Sedai. Elaida n’aurait pas…
— Elaida ? intervint Moiraine. Qu’a-t-elle à voir là-dedans ?
Elle regarda Rand avec une intensité qui le força à reculer dans son siège.
— Elle voulait me jeter en prison, dit-il. Moi, j’avais seulement envie de voir Logain, mais elle n’a pas cru que j’étais par hasard dans les jardins du palais, avec Elayne et Gawyn.
Tous ses amis, sauf Loial, regardèrent Rand comme s’il venait de lui pousser un troisième œil.
— Eh bien, Morgase m’a laissé partir. En l’absence de preuves de mes mauvaises intentions, et malgré les soupçons d’Elaida, elle a tenu à me traiter équitablement.
Rand secoua la tête, songeur. Le souvenir de Morgase, un parangon de beauté et d’autorité, faillit lui faire oublier où il était.
— Vous imaginez ? Moi, face à une reine ? Elle est magnifique, comme dans les récits. Elayne aussi, bien entendu. Et Gawyn… Perrin, tu l’aimerais beaucoup !
» Mais arrêtez de me regarder comme ça ! J’ai escaladé un mur, pour voir le faux Dragon, et je me suis cassé la figure du mauvais côté. Je n’ai rien fait de mal !
— C’est ce que je dis toujours, lâcha Mat, pince-sans-rire.
Et vraiment souriant, pour la première fois depuis longtemps.
— Qui est cette Elayne ? demanda Egwene d’un ton volontairement détaché.
Moiraine marmonna quelques aménités inaudibles.
— Une reine, rien que ça ! s’exclama Perrin. Tu as eu de sacrées aventures ! Nous, on a juste rencontré des Zingari et quelques Capes Blanches…
À la façon dont son ami évitait le regard de Moiraine, Rand se douta que tout n’était pas si simple…
— L’un dans l’autre, ajouta Perrin en touchant les bleus, sur ses joues, chanter avec les Zingari est plus amusant que frayer avec les Capes Blanches.
— Les Gens de la Route vivent pour leurs chansons, dit Loial. Pour toutes les chansons, en réalité. Ils les cherchent, en tout cas. Il y a quelques années, j’ai rencontré des Tuatha’an, et ils voulaient apprendre les chansons que nous destinons aux arbres. Mais ceux-ci ne nous écoutent plus, et très peu d’Ogiers font encore l’effort de mémoriser les airs et les paroles. Comme j’ai un peu de talent pour le chant, l’Ancien Arent m’a forcé à apprendre. J’ai partagé avec les Tuatha’an les connaissances qu’ils pouvaient assimiler, mais les arbres n’écoutent jamais les humains. Pour les Gens de la Route, il s’agissait simplement de chansons et ils s’en tinrent là, puisque aucune n’était celle qu’ils cherchent. C’est même pour ça que le chef d’un clan est surnommé le Chercheur. De temps en temps, ils viennent au Sanctuaire Shangtai.
— Loial, intervint Moiraine, pouvons-nous reparler de ça plus tard ?
Comme s’il craignait que l’Aes Sedai l’empêche de s’exprimer, l’Ogier se racla la gorge, puis il débita à toute vitesse la suite de son discours.
— Je viens de me souvenir de quelque chose – une question que j’ai toujours voulu poser à une Aes Sedai, si jamais j’en rencontrais une. Vous savez tant de choses, n’est-ce pas ? Grâce aux immenses bibliothèques de Tar Valon, je suppose… Alors, puisque j’ai l’occasion, puis-je vous interroger ?
— Si c’est rapide…
— Rapide…, répéta Loial, comme si ce mot n’appartenait pas à son vocabulaire. Oui… Oui… Assez récemment, un humain est venu chez moi, dans le Sanctuaire de Shangtai. À l’époque, ce n’était pas rare, parce que beaucoup de réfugiés gagnaient la Colonne Vertébrale du Monde afin de fuir ce que vous nommez la guerre des Aiels.
Rand ne put s’empêcher de sourire. « Assez récemment », alors que ces événements remontaient à vingt ans.
— Cet humain était mourant, pourtant il n’avait aucune blessure. Nos Anciens ont pensé que ça pouvait être l’œuvre des Aes Sedai – n’y voyez pas d’offense, dame Moiraine – puisqu’il se rétablit miraculeusement dès qu’il fut dans le Sanctuaire. Son séjour dura quelques mois, puis il partit en pleine nuit, sans un mot d’adieu pour quiconque.
Voyant que Moiraine le foudroyait du regard, l’Ogier se racla de nouveau la gorge.
— Rapide… Oui, je sais… Avant son départ, il nous raconta une étrange histoire qu’il voulait faire connaître à Tar Valon. Selon lui, le Ténébreux avait l’intention d’aveugler l’Œil du Monde et de tuer le Grand Serpent – en d’autres termes, d’assassiner le temps lui-même. D’après les Anciens, l’humain était sain de corps et d’esprit, et voilà pourtant ce qu’il a raconté. Ma question est la suivante : le Ténébreux peut-il faire des choses pareilles ? Tuer le temps ? Et l’Œil du Monde ? Faut-il comprendre qu’il crèvera l’œil du Serpent ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
La réaction de Moiraine stupéfia Rand. Alors qu’elle aurait dû répondre, ou dire que ce n’était pas le moment, elle resta immobile, sondant l’Ogier sous ses sourcils froncés.
— Les Zingari nous ont raconté la même histoire, souffla Perrin.
— Oui, celle des guerrières…, ajouta Egwene.
Moiraine tourna lentement la tête vers les deux jeunes gens.
— Quelle histoire ?
Perrin frissonna sous le regard pourtant sans expression de l’Aes Sedai. Il parvint quand même à parler avec une grande assurance :
— Les Zingari traversaient le désert des Aiels, dit-il. À les en croire, ils peuvent le faire en toute sécurité. En chemin, ils ont trouvé des Aielles mortes après une bataille contre des Trollocs. Avant de rendre l’âme, la dernière survivante confia aux Zingari une histoire identique à celle que vient de nous raconter Loial. Le Ténébreux – elle l’appelait Celui qui Brûle les Yeux – voulait aveugler l’Œil du Monde. Et cet événement remonte à trois ans, pas à vingt. Qu’est-ce que ça peut signifier ?
— Énormément de choses…, souffla Moiraine.
Elle restait imperturbable, mais Rand eut le sentiment qu’une tempête faisait rage sous son crâne.
— Ba’alzamon, dit soudain Perrin.
Ce nom fut suivi par un très long silence, comme si plus personne n’osait respirer dans la salle. Les yeux plus jaunes que jamais – et étrangement sereins –, Perrin regarda ses deux amis d’enfance.
— En écoutant l’histoire, dans le camp des Zingari, dit-il, je me suis demandé où j’avais entendu parler de l’Œil du Monde. Maintenant, ça me revient. À vous aussi ?