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» Nous ne pouvons pas rester à Caemlyn. Mais où que nous allions, les Myrddraals et les Trollocs seront sur nous avant que nous ayons parcouru deux lieues. Et à ce moment précis, nous entendons parler d’une menace contre l’Œil du Monde. Pas par une source, mais par trois, qui semblent parfaitement indépendantes les unes des autres. La Trame se tisse toujours autour de vous, mais quelle main met en place la bobine et laquelle commande la navette ? Dans sa prison, le Ténébreux est-il assez éveillé pour exercer une telle influence sur le monde ?

— Ces discours sont inutiles ! s’écria soudain Nynaeve. Tu effraies ces pauvres petits, voilà tout !

— Parce que ça ne te fait pas peur ? Moi, ça me terrorise. Mais tu as peut-être raison : l’angoisse ne doit pas influencer notre comportement. Que ce soit un piège ou un avertissement bienvenu, notre route est toute tracée, et elle conduit à l’Œil du Monde. L’Homme Vert doit être informé de cette menace.

Rand sursauta. L’Homme Vert ? Les autres se regardèrent, surpris, à part Loial, qui semblait soudain très inquiet.

— Je ne peux même pas prendre le risque de passer par Tar Valon pour demander de l’aide, reprit Moiraine. Le temps est notre pire ennemi. Même si nous parvenons à quitter la ville sans être repérés, il nous faudra des semaines pour atteindre la Flétrissure. J’ai peur que nous n’ayons pas les semaines en question devant nous…

— La Flétrissure ? s’écria Rand.

Les autres firent écho à son cri, mais Moiraine les ignora.

— La Trame subit une crise et, en même temps, elle propose un moyen de la résoudre. Si je ne savais pas que c’est impossible, je songerais à un coup de pouce du Créateur. En tout cas, un chemin existe… (L’Aes Sedai sourit comme si c’était une plaisanterie intime, puis elle se tourna vers Loial.) Il y avait un bosquet ogier à Caemlyn et un Portail. La Nouvelle Cité s’étend désormais sur l’emplacement du bosquet. En conséquence, le Portail devrait être entre les murs de Caemlyn. Bien peu d’Ogiers sont initiés aux Chemins, de nos jours, mais quelqu’un qui est doué pour apprendre les antiques Chansons de Croissance doit détenir ces connaissances, même s’il est persuadé qu’elles ne lui serviront jamais. Es-tu initié aux Chemins, Loial ?

L’Ogier agita nerveusement les pieds.

— Oui, Aes Sedai, mais…

— Saurais-tu trouver la route de Fal Dara ?

— Je n’ai jamais entendu parler de ce lieu, répondit Loial, visiblement soulagé.

— Au temps des guerres des Trollocs, on parlait de Mafal Dadaranell. Connais-tu ce nom-ci ?

— Oui, mais…

— Dans ce cas, tu peux trouver la route… C’est vraiment étrange… Alors que nous ne pouvons ni rester ni partir – par des moyens classiques, j’entends –, on m’informe d’une menace contre l’Œil du Monde et, en même temps, je rencontre quelqu’un qui peut nous y conduire en quelques jours. Qu’il y ait une influence du Créateur, du destin voire du Ténébreux, la Trame a choisi notre itinéraire en nos lieu et place.

— Non ! cria Loial, sa voix faisant trembler les murs comme un coup de tonnerre. (Tous les regards se tournant vers lui, il parut gêné, mais ça n’altéra pas la fermeté de ses propos.) Si nous nous engageons sur les Chemins, nous périrons tous. Ou nous serons engloutis par les Ténèbres.

43

Décisions et apparitions

L’Aes Sedai parut comprendre ce que voulait dire l’Ogier, mais elle n’émit aucun commentaire. Tête baissée, Loial regardait le sol. Se grattant le nez du bout d’un index démesuré, il semblait honteux de son éclat – et personne ne paraissait pressé de parler.

— Pourquoi péririons-nous ? demanda enfin Rand. Et, pour commencer, que sont ces « Chemins » ?

Loial consulta Moiraine du regard. Se détournant, la jeune femme s’assit dans un fauteuil, devant la cheminée. Le petit chat se releva, s’étira et vint tirer des petits coups de tête dans les chevilles de l’Aes Sedai, qui le caressa entre les oreilles du bout d’un doigt. Quand elle parla, les ronronnements du félin firent un étrange contre-chant à sa voix douce et régulière.

— Ce sont tes secrets, Loial… Rand, sache que les Chemins sont pour nous le seul moyen d’échapper au Ténébreux et d’être en sécurité. Au moins provisoirement… Mais il revient à Loial d’en dire plus.

Ce petit discours l’ayant médiocrement rassuré, l’Ogier s’agita sur son sofa avant de se jeter à l’eau :

— Durant l’Ère de la Folie, alors que la Dislocation du Monde se poursuivait, la terre étant sens dessus dessous, l’humanité était éparpillée comme des grains de poussière dans le vent. Les Ogiers subissaient le même sort, contraints de quitter leurs Sanctuaires pour connaître l’Exil, la Longue Errance et surtout le Mal du Pays…

Inquiet, Loial regarda Moiraine, ses longs sourcils froncés.

— Je vais essayer d’être… rapide…, mais cette histoire ne peut pas se raconter en quelques phrases. Par exemple, parce qu’il faut aussi parler des Ogiers qui restèrent dans leur Sanctuaire alors que le monde s’écroulait autour d’eux. Bien entendu, il convient de mentionner les Aes Sedai – des hommes, en ce temps-là – qui mouraient de leur démence mais dévastaient le monde avant de rendre le dernier soupir. Car les Sanctuaires devinrent un havre de paix pour ceux qui échappèrent par miracle à la folie. Et beaucoup d’entre eux acceptèrent l’hospitalité pour ne pas succomber à la souillure du Ténébreux qui assassinait leurs frères.

» Mais, chez nous, ils étaient coupés de la Source Authentique. Incapables d’utiliser le Pouvoir de l’Unique, bien sûr, mais surtout condamnés à ne même plus sentir son existence. À terme, aucun ne put supporter d’être ainsi isolé de tout, et ils quittèrent nos Sanctuaires les uns après les autres. Avec l’espoir, bien entendu, que la souillure aurait disparu. Hélas, ce ne fut pas le cas…

— À Tar Valon, dit Moiraine, certaines pensent que les Sanctuaires ont aggravé la Dislocation du Monde en lui permettant de durer plus longtemps. D’autres disent au contraire qu’il ne resterait rien d’intact si tous ces hommes étaient devenus fous en même temps. J’appartiens à l’Ajah Bleu, Loial, qui adhère à la seconde thèse. L’Ajah Rouge est partisan de la première, voilà pourquoi tu devrais être prudent avec les Aes Sedai…

» À mes yeux, les Sanctuaires ont aidé à sauver ce qui pouvait l’être. Mais continue, je t’en prie…

Loial hocha presque joyeusement la tête. Sans doute parce que Moiraine venait de calmer une de ses angoisses…

— Les Aes Sedai mâles quittèrent donc nos abris. Mais avant de partir, ils firent un cadeau aux Ogiers pour les remercier. Les Chemins ! On entre par un Portail, on marche une journée, et on ressort par un autre Portail à vingt lieues de son point de départ. Ou à cent… Sur les Chemins, le temps et les distances sont très bizarres. Des voies et des ponts conduisent à la même destination, et la durée du voyage dépend de la route qu’on emprunte.

» Quoi qu’il en soit, c’était un merveilleux cadeau, car les Chemins ne sont pas situés dans notre monde – et peut-être dans aucun autre, parce qu’ils en forment un en soi. Pour aller d’un Sanctuaire à l’autre, les Ogiers n’eurent plus besoin de passer par l’Extérieur, où les hommes, même après la Dislocation, se battaient comme des chiens pour survivre. En plus, sur les Chemins, la Dislocation n’existait pas. Tout pouvait s’écrouler et brûler entre deux Sanctuaires sans que ça altère en rien les divers Chemins qui les reliaient.