— Je n’ai jamais vu maître al’Vere perdre ainsi son sang-froid, dit le jeune homme à Tam.
Cette entrée en matière lui valut un regard désapprobateur de Mat.
— Le bourgmestre et la Sage-Dame sont rarement d’accord, mon fils, dit Tam, et aujourd’hui ils ne l’étaient pas du tout. Il n’y a rien de plus, et c’est pareil dans tous les villages.
— Et le faux Dragon, où en est-on ? demanda Mat.
— Et les Aes Sedai ? ne put s’empêcher d’ajouter Perrin.
Tam secoua lentement la tête.
— Maître Fain n’en sait pas beaucoup plus long que ce qu’il a dit. En tout cas, sur les sujets qui nous concernent. Il a parlé de batailles gagnées ou perdues et de cités prises puis reprises. La Lumière en soit louée, tout ça est arrivé au Ghealdan. À la connaissance du colporteur, les troubles ne se sont pas répandus ailleurs.
— Les batailles m’intéressent ! s’exclama Mat.
— Et qu’a-t-il dit sur leur déroulement ? renchérit Perrin.
— Matrim, je me fiche totalement des batailles ! Mais Fain se fera un plaisir d’éclairer ta lanterne, un peu plus tard. Moi, je retiens que nous ne risquons rien ici, à première vue, et c’est tout ce qui compte. Le Conseil ne voit pas pourquoi les Aes Sedai passeraient par chez nous pour gagner rapidement le Sud. Et pour le voyage de retour, pourquoi voudraient-elles s’aventurer dans la forêt des Ombres puis traverser à la nage la rivière Blanche ?
Rand et ses amis gloussèrent bêtement à cette idée.
Trois bonnes raisons commandaient de gagner le territoire de Deux-Rivières par un seul chemin : celui qui venait du nord, via Bac-sur-Taren. À l’ouest, c’étaient les montagnes de la Brume qui barraient la route. À l’est, la Tourbe faisait un obstacle tout aussi infranchissable. Au sud, enfin, il y avait la rivière Blanche, nommée ainsi à cause de l’écume que les grosses pierres et les rochers généraient en faisant mousser ses eaux. Au-delà s’étendait la forêt des Ombres. Très peu d’habitants de Deux-Rivières avaient réussi à traverser la rivière Blanche, et moins encore avaient recommencé dans l’autre sens. Faute d’exploration, on s’accordait à postuler que la forêt des Ombres courait vers le sud sur près de trente lieues – sans une piste ou un village, mais avec une périlleuse abondance de loups et d’ours.
— Donc, fin de l’histoire pour nous, souffla Mat, un peu déçu.
— Pas tout à fait, corrigea Tam. Après-demain, nous enverrons des hommes à Promenade de Deven, à Colline de la Garde et à Bac-sur-Taren. Il faut organiser une surveillance. Des cavaliers le long des deux rivières, et des patrouilles au milieu. Il aurait fallu partir dès aujourd’hui, mais seul le bourgmestre a soutenu ma position. Les autres ne se voyaient pas en train de demander à des villageois de jouer les messagers le jour de Bel Tine.
— Vous avez dit que nous ne risquions rien, rappela Perrin.
— « À première vue », voilà ce que j’ai dit, mon garçon. Bien des hommes sont morts parce qu’ils se sont aveuglément fiés à une estimation optimiste. De plus, la guerre jette toujours sur les routes des flots de réfugiés. La plupart cherchent à se mettre en sécurité, mais certains sont prêts à tout pour profiter du chaos et de la confusion. Bien entendu, nous tendrons la main aux malheureux. En revanche, nous devons être préparés à botter les fesses aux malfaiteurs.
— Pouvons-nous faire partie des patrouilles ? demanda soudain Mat. Moi, je suis volontaire. Et vous savez que je suis un fin cavalier.
— Tu veux passer quelques semaines à mourir d’ennui et de froid et à dormir à la dure ? demanda Tam. Parce que ça se déroulera ainsi, c’est en tout cas ce que j’espère. Même pour les réfugiés, nous sommes vraiment dans un coin perdu… Mais si tu es décidé, propose ta candidature à maître al’Vere. Rand, il est temps de repartir pour la ferme !
— Quoi ? Nous ne restons pas pour la Nuit de l’Hiver ?
— Du travail nous attend chez nous, et j’ai besoin de ton aide.
— Peut-être, mais nous pouvons rester encore un peu – au moins quelques heures. Je veux aussi me porter volontaire pour les patrouilles.
— Nous partons tout de suite ! dit Tam d’un ton sans appel.
Plus conciliant, il ajouta :
— Nous reviendrons demain, et tu auras tout le temps de parler au bourgmestre. Puis une journée entière pour faire la fête. Là, je te donne cinq minutes avant de me retrouver dans l’écurie.
— Tu vas te proposer aussi ? demanda Mat à Perrin tandis que Tam s’éloignait. Je parie que rien de si excitant n’est jamais arrivé à Deux-Rivières. Si nous allons jusqu’à la rivière Taren, nous verrons peut-être des soldats, ou qui sait quoi d’autre ? Des nomades, peut-être ?
— Eh bien, répondit Perrin, j’ai l’intention d’être volontaire, si maître Luhhan m’y autorise.
— La guerre a lieu au Ghealdan ! s’écria Rand. (Non sans effort, il parvint à baisser le ton.) Oui, au Ghealdan, et la Lumière seule sait où sont les Aes Sedai. Avez-vous oublié l’homme à la cape noire ? Lui, il était chez nous !
Mat et Perrin se regardèrent, très mal à l’aise.
— Désolé, Rand…, souffla Mat. Mais les occasions de faire autre chose que traire des vaches ne sont pas fréquentes. (Les regards surpris de ses amis ne le déconcertèrent pas.) Eh oui, je les trais, et chaque jour, en plus de tout !
— Le cavalier noir, rappela Rand. Et s’il finissait par blesser quelqu’un ?
— C’est peut-être un réfugié, avança Perrin sans trop y croire.
— De toute façon, dit Mat, les patrouilles le repéreront.
— Peut-être, modéra Rand, mais il semble pouvoir disparaître à volonté. Il vaudrait mieux que les hommes sachent qui ils cherchent.
— Nous en parlerons au bourgmestre en nous portant volontaires, proposa Mat. Il le dira aux autres conseillers, qui informeront les patrouilles.
— Les conseillers ? s’écria Perrin, incrédule. Nous aurons de la chance si maître al’Vere ne nous rit pas au nez. Maître Luhhan et le père de Rand pensent déjà que nous avons eu peur de notre ombre.
— Si nous devons lui parler, soupira Rand, autant le faire aujourd’hui. Il ne rira pas plus fort que demain, s’il doit s’esclaffer.
Perrin coula un regard à Mat.
— On devrait peut-être chercher d’autres personnes qui ont vu le cavalier noir… Ce soir, nous rencontrerons pratiquement tous les villageois. (Mat se rembrunit, mais il n’émit aucun commentaire, même s’il avait compris que le but était de trouver des témoins plus fiables que lui.) Demain, il ne rira pas plus fort qu’aujourd’hui, Rand… Et je me sentirais mieux si nous avions des renforts. En fait, la moitié du village me conviendrait parfaitement.
Rand acquiesça. Il entendait déjà Bran al’Vere hurler de rire. Des témoins supplémentaires ne feraient pas de mal. Et s’ils étaient trois à avoir vu le cavalier, d’autres personnes avaient dû l’apercevoir. Pas vrai ?
— Marché conclu ! Vous trouverez des preuves cette nuit, et demain nous irons voir le bourgmestre. Ensuite…
Mat et Perrin regardèrent Rand en silence, n’osant pas demander ce qui arriverait s’ils ne découvraient pas d’autres témoins. Mais la question se lisait dans leur regard, et le fils de Tam ignorait la réponse.
— Je devrais y aller, soupira-t-il. Mon père risque de se demander si je suis tombé dans un puits…
Accompagné par les au revoir de ses amis, Rand gagna l’écurie où la charrette reposait encore sur ses deux bras d’attelage.
Dans le bâtiment long et étroit au toit de chaume pointu, des stalles au sol couvert de paille s’alignaient des deux côtés d’un corridor central uniquement éclairé par la lumière qui filtrait des doubles portes entrouvertes, à chaque bout de la structure. Les chevaux du colporteur se régalaient d’avoine dans huit de ces compartiments fermés. Les imposantes bêtes de trait dhurriennes de maître al’Vere – un attelage que le bourgmestre louait aux fermiers quand ils avaient épuisé leurs propres chevaux au labour – en occupaient six de plus.