Выбрать главу

Rand s’en inquiétait encore quand le sommeil consentit enfin à l’emporter…

Dès le début, Rand sut qu’il s’agissait d’un de ses rêves qui n’en étaient pas vraiment. Debout devant la porte de bois noire, craquelée et même fendue par endroits, il sentait l’odeur de moisi qui planait dans l’air – en même temps que des relents de décomposition, aurait-on dit. Dans le lointain, de l’eau gouttait, l’écho se propageant tout au long des couloirs de pierre.

Refuse tout ça ! Résiste au Ténébreux, et son pouvoir faiblira…

Rand ferma les yeux et se concentra. Il était à La Bénédiction de la Reine, dans son lit, et rien ne pouvait lui arriver. Hélas, quand il rouvrit les yeux, la porte n’avait toujours pas disparu. Le bruit d’eau se calait sur les battements de son cœur, comme si son pouls avait été un moyen de les compter. Recourant à l’enseignement de Tam, il chercha la flamme et le vide et recouvra sa sérénité intérieure. Mais, autour de lui, rien n’avait changé.

Il ouvrit la porte et entra. Dans la salle qui semblait avoir été forée par les flammes dans de la pierre vivante, tout était comme dans son souvenir. De grandes fenêtres en arche donnaient sur un balcon sans parapet. Au-delà, les nuages bouillonnants dérivaient comme un grand fleuve en crue. Les lampes noires, leur flamme toujours aussi aveuglante, brillaient comme de l’argent alors qu’elles auraient dû être ternes, en toute logique. Dans la terrifiante cheminée dont chaque pierre évoquait un visage tordu par la douleur, des flammes crépitaient sans fournir de chaleur.

Tout était identique, à un détail près : sur la table polie trônaient trois statuettes d’homme très grossières, comme si leur créateur avait été pressé de modeler l’argile.

Un des personnages avait à ses pieds un loup représenté avec un luxe de détails étonnant dans ce contexte. Un autre brandissait une minuscule dague au manche orné d’un éclat de rubis. Le troisième, enfin, tenait une épée. Tous les poils de sa nuque hérissée, Rand approcha assez pour distinguer le héron minuscule – mais lui aussi parfaitement reproduit – qui rehaussait la lame.

Paniqué, Rand détourna la tête… pour contempler son reflet dans le grand miroir dont il se souvenait parfaitement. Son image n’était toujours pas nette, mais cependant beaucoup moins floue qu’avant. Cette fois, il pouvait quasiment reconnaître ses traits. S’il plissait les yeux – ou plutôt, s’il l’imaginait – il était en mesure de s’identifier… avec une marge d’erreur insignifiante.

— Voilà trop longtemps que tu te caches de moi…, dit une voix masculine.

Rand se retourna vivement. Une minute plus tôt, il était seul, il l’aurait juré. À présent, Ba’alzamon se tenait dos au balcon et des flammes remplaçaient ses yeux et sa bouche dès qu’il disait un mot.

— Mais c’est fini, maintenant…

— Je refuse de te reconnaître un quelconque pouvoir sur moi, dit Rand. Je ne crois même pas à ton existence.

Un rire de gorge jaillit de la bouche ignée du démon.

— Tu crois que c’est si facile ? Mais tu me fais le coup régulièrement… Chaque fois que nous avons été face à face, comme ce soir, tu t’es cru assez fort pour me défier.

— Comment ça, « chaque fois » ? Je ne te connais pas et je nie ton existence.

— Ça aussi, c’est un classique ! Au début, en tout cas… Notre duel a déjà eu lieu une multitude de fois. À chaque occasion, ton visage est différent, et ton nom aussi, mais c’est bien toi, il n’y a pas de doute.

— Je refuse de croire en ton existence…

— Inlassablement, tu m’opposes tes pathétiques forces, et, à la fin, tu es bien forcé d’admettre que je suis le plus puissant. Au fil des Âges, tu t’agenouilles devant moi ou tu meurs en regrettant de ne plus avoir assez d’énergie pour t’agenouiller. Pauvre imbécile, tu ne gagneras jamais contre moi !

— Menteur ! cria Rand. Père des Mensonges, toi ? Plutôt Père des Abrutis, si tu ne peux pas faire mieux que ça. Les hommes t’ont découvert durant l’Âge précédent, celui des Légendes, et ils t’ont renvoyé dans ta prison.

Ba’alzamon éclata de rire, son hilarité inextinguible jusqu’à ce que Rand ait envie de se boucher les oreilles pour ne plus l’entendre. Mais il résista, gardant les mains plaquées contre les flancs. Malgré le secours du vide, elles tremblaient lorsque le démon cessa enfin de s’esclaffer.

— Pauvre vermine, tu ne sais rien du tout ! Aussi ignorant qu’un cafard caché sous une pierre – et plus facile encore à écraser. Cette bataille est engagée depuis l’instant même de la Création. Chaque fois, les hommes pensent que c’est une nouvelle guerre, mais c’est la même qu’ils redécouvrent, ces imbéciles. Pourtant, le vent du temps charrie quelque chose de neuf. Cette fois, il n’y aura plus d’éternel retour ! Les Aes Sedai gonflées de leur importance qui veulent te dresser contre moi, je les couvrirai de chaînes et les forcerai à courir nues pour exécuter mes ordres. À moins que je jette leur âme dans la Fosse de la Perdition, où elles hurleront jusqu’à la fin des temps.

» Toutes périront, à part celles qui me servent déjà. Ces femmes-là survivront, se tenant toujours une marche plus bas que moi. Tu peux te camper à leurs côtés et regarder le monde grouiller à tes pieds. Je t’offre cette possibilité une nouvelle fois – sans doute la dernière. Tu peux aussi être au-dessus d’elles, supérieur à tous les pouvoirs et à tous les êtres, à part moi. Au cours du cycle, tu as parfois fait ce choix, vivant alors assez longtemps pour connaître l’étendue de ta puissance.

Résiste ! Nie ses propos !

— Des Aes Sedai à ton service ? Encore un mensonge !

— C’est donc ce qu’on t’a raconté ? Il y a deux mille ans, j’ai lâché mes Trollocs sur le monde et, même parmi les Aes Sedai, j’ai trouvé des femmes vraiment désespérées parce qu’elles savaient impossible toute résistance face à Shai’tan. Depuis, l’Ajah Noir se dissimule au sein des autres ordres, invisible dans les ténèbres. Qui sait ? celles qui prétendent t’aider en font peut-être partie.

Rand secoua la tête comme s’il voulait en chasser le doute qui s’insinuait en lui. Depuis le début, il n’était pas sûr de savoir ce que lui voulaient Moiraine et les autres Aes Sedai…

— Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-il à Ba’alzamon.

Non, résiste ! Pas de dialogue ! Nie jusqu’à son existence !

— À genoux ! ordonna le démon en désignant le sol, à ses pieds. Prosterne-toi et reconnais que je suis ton maître. Au bout du chemin, tu le feras, de toute façon. Tu deviendras ma créature, ou tu mourras !

Le dernier mot se répercuta dans la salle, tourbillonnant avec une telle violence que Rand leva les mains comme pour se protéger d’une attaque. Reculant jusqu’à percuter la table, il cria à pleins poumons :

— Noooon ! Noooon !

En criant, il pivota sur lui-même, faisant tomber sur le sol les statuettes d’argile. Quelque chose lui blessa la main, mais il ne s’en soucia pas, piétinant les figurines jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que de la poussière sous ses semelles.

Hélas, lorsqu’il cessa de crier, l’écho tourbillonnait toujours, devenant de plus en plus assourdissant :

— Mourras ! MOURRAS ! MOURRAS ! MOURRAS ! MOURRAS !

Ce vacarme entraîna Rand dans un vortex de folie qui déchiqueta le précieux vide protégeant son esprit. Alors que s’installait une éternelle pénombre, sa vision se rétrécit, devenant un tunnel au bout duquel se dressait Ba’alzamon, immense dans un îlot de magnifique lumière. Mais, à mesure qu’il sombrait dans le puits de ténèbres, Rand vit diminuer puis quasiment disparaître l’extrémité vibrante de vie et d’espoir de l’insondable gouffre.