Une chute sans fin commençait…
Le bruit que produisit son corps en heurtant le sol réveilla Rand. Il faisait noir dans la chambre, mais pas tant que ça, finalement. Toujours paniqué, le jeune berger tenta d’invoquer la flamme, afin qu’elle consume sa peur, mais rien ne se passa et la sérénité du vide lui fut refusée. Alors qu’il tremblait de tous ses membres, croyant son combat perdu, la flamme apparut enfin et l’aida à tenir jusqu’à ce que le bruit du sang battant à ses oreilles cesse de l’assourdir.
Sur son lit, Mat se contorsionnait en gémissant :
— Je nie jusqu’à ton existence… ton existence… ton existence…
Dès que Rand le secoua par une épaule, Mat émergea du sommeil. S’asseyant en sursaut, il regarda autour de lui, les yeux fous, puis prit une profonde inspiration et laissa tomber sa tête entre ses mains, comme s’il voulait se boucher les oreilles. Mais il ne resta pas ainsi longtemps. Glissant une main sous son oreiller, il en sortit la dague au rubis et la serra convulsivement contre sa poitrine.
— Il est revenu, Rand…, gémit-il en tournant vers le jeune berger son visage encore noyé dans les ombres.
— Je sais.
— Il y avait trois statuettes…
— Je les ai vues aussi.
— Il sait qui je suis, Rand ! J’ai pris la figurine qui brandissait la dague, et Ba’alzamon m’a dit : « Ainsi, c’est celui que tu es… » Quand je l’ai regardée de nouveau, la statuette avait mon visage ! On aurait dit de la chair, même au toucher. Lumière, aide-moi, j’ai senti ma propre main me serrer comme si je n’étais qu’une figurine !
Rand resta un moment silencieux, puis il souffla :
— Tu dois continuer à nier son existence et à résister…
— Je l’ai fait, mais il a éclaté de rire ! Il parlait d’un conflit éternel, disant que nous nous sommes déjà affrontés un millier de fois… Par la Lumière ! Rand, le Ténébreux me connaît !
— Il m’a tenu le même discours… Mat, je pense qu’il ignore lequel d’entre nous est…
Est quoi, par le sang et les cendres ?
Alors qu’il se relevait péniblement, Rand eut terriblement mal à une main. Avançant jusqu’à la table, il dut s’y prendre à trois fois pour rallumer la bougie, puis il ouvrit la main pour exposer sa paume à la lumière. Une écharde de bois noir polie et lisse d’un côté y était plantée. La regardant d’abord sans même oser respirer, il tenta fébrilement de la retirer, la hâte le rendant maladroit.
— Que se passe-t-il ? demanda Mat.
— Rien…
Voilà, il y était ! Tirant d’un coup sec, il dégagea l’écharde de sa chair. Alors qu’il la lâchait, révulsé, elle se désintégra longtemps avant d’avoir atteint le sol.
Dans la main de Rand, la plaie restait bien là et saignait toujours. Remplissant d’eau la cuvette destinée aux ablutions matinales – il tremblait tant en tenant le broc qu’il renversa la moitié du liquide sur la table –, le jeune homme y plongea les mains, appuya sur la blessure pour la faire saigner plus fort, puis la nettoya de nouveau. L’idée qu’il puisse rester un minuscule éclat de bois dans sa chair le rendait fou de terreur.
— Que la Lumière m’en soit témoin, dit Mat, je me sens sali comme toi…
Mais il ne bougea pas, serrant toujours la dague à deux mains.
— Oui, c’est ça, mentit Rand. (Il prit une serviette sur une petite pile, à côté de la cuvette.) On se sent sale…
Un coup retentit à la porte, le faisant sursauter. Un deuxième suivit, plus impérieux.
— Oui ?
Moiraine ouvrit et passa la tête dans la chambre.
— Vous êtes déjà réveillés ? Excellent ! Habillez-vous et descendez ! Nous devrons être partis avant les premières lueurs de l’aube.
— Déjà ? s’insurgea Mat. Nous n’avons même pas dormi une heure !
— Pardon ? fit Moiraine. Voilà quatre heures que vous ronflez comme des sonneurs. Allons, dépêchez-vous, le temps presse !
Rand et Mat échangèrent un regard troublé.
Le jeune berger se souvenait de chaque seconde de son rêve. L’horreur avait commencé dès que ses yeux s’étaient fermés, et elle avait duré à peine dix minutes.
La communication muette des deux garçons n’échappa pas à Moiraine, qui comprit aussitôt de quoi il retournait :
— Les cauchemars ? Ils sont revenus ?
— Il sait qui je suis ! s’écria Mat. Le Ténébreux connaît mon visage.
Rand leva sa main blessée, la paume orientée vers Moiraine. Même à la lumière d’une seule bougie, on ne pouvait pas rater le sang…
L’Aes Sedai avança dans la chambre, saisit la main de Rand et posa un pouce sur la plaie, la recouvrant entièrement. Comme s’il avait enfoui sa main dans de la glace pilée, Rand eut du mal à ne pas replier ses doigts, soudain perclus de crampes. Mais la sensation cessa dès que l’Aes Sedai l’eut lâché.
Regardant sa main, Rand en fit sauter d’une pichenette un petit amas de sang séché. La peau était intacte, comme s’il n’y avait jamais eu d’entaille.
Sonné, le jeune homme leva lentement la tête et chercha à croiser le regard de Moiraine.
— Pressez-vous ! Nous n’avons pas beaucoup de temps…
Rand comprit qu’elle ne parlait pas du délai qui leur était imparti pour quitter l’auberge et la ville…
44
L’ombre sur les Chemins
Alors que l’aube n’était toujours pas près de poindre, Rand suivit Moiraine jusqu’au couloir qui donnait sur la cuisine. Les autres y étaient déjà en compagnie de maître Gill. Si Nynaeve, Egwene et Loial semblaient disputer un concours de nervosité, Perrin paraissait presque aussi calme que le Champion. Comme s’il avait peur d’être seul, même une seconde, Mat restait sur les talons de Rand.
Lorsque le petit groupe traversa leur fief, la cuisinière et ses marmitons levèrent la tête pour le regarder passer. Alors que les préparatifs du petit déjeuner battaient leur plein, il n’était pas fréquent de voir des clients déjà debout et prêts au départ. Quand maître Gill lui eut soufflé quelques mots à l’oreille, la cuisinière haussa les épaules et recommença à pétrir sa pâte à pain. Avec un bel ensemble, ses assistants continuèrent à s’occuper des fourneaux ou à malmener d’innocentes boules de pâte.
Une fois dans la cour, Rand constata qu’il faisait toujours nuit noire. Distinguant à peine ses compagnons, il emboîta le pas à l’aubergiste et au Champion. Avec un peu de chance, la connaissance du terrain de maître Gill et l’instinct de Lan éviteraient que l’aventure se solde par une ou deux jambes cassées.
— Pourquoi n’avons-nous pas une lanterne ? gémit Loial, qui trébuchait tous les deux pas. Dans mon Sanctuaire, on ne se promène jamais dans le noir. Enfin, je suis un Ogier, pas un chat !
Songeant aux oreilles pointues et poilues de son ami – sans nul doute, elles devaient frémir d’indignation –, Rand ne put s’empêcher d’esquisser un sourire.
L’écurie se dressa soudain devant la petite colonne, masse sombre et écrasante jusqu’à ce qu’un filet de lumière sourde de sa porte, qu’un palefrenier venait d’entrebâiller. Maître Gill la poussa juste ce qu’il fallait pour que les fugitifs entrent l’un après l’autre. Il la referma derrière Perrin, qui passa le dernier, manquant la lui claquer sur les mollets.
Ébloui par la lumière, Rand cligna des yeux. Contrairement à la cuisinière, les palefreniers n’étaient pas surpris de voir des clients à cette heure. Sellés et harnachés, les chevaux étaient prêts au départ. Hautain comme à l’accoutumée, Mandarb ignorait superbement tout le monde à part Lan. Très affectueuse, Aldieb donnait de petits coups de naseaux dans la paume de Moiraine. En plus des montures habituelles, Rand nota la présence d’un cheval de bât lourdement chargé et d’un immense hongre aux fanons d’une longueur inhabituelle. Plus grand que le destrier du Champion, cet équidé semblait capable de tracter à lui tout seul une charrette pleine de foin. Cela dit, proportionnellement à l’Ogier, il équivalait à peine à un poney.