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Moiraine était désormais seule dans la cave presque obscure depuis qu’une seule lanterne y brûlait. Alors que ses gestes semblaient toujours incroyablement lents, elle baissa la main au niveau où elle avait replacé la feuille, s’en saisit de nouveau et la remit dans sa position d’origine. L’esprit toujours en éveil, Rand se demanda si la feuille correspondante, sur la face extérieure du battant, changeait aussi d’emplacement.

Alors que la double porte de pierre commençait à se refermer, Moiraine traversa en tenant Aldieb par la bride. Elle ne marqua pas de pause, et la lumière de sa lanterne cessa d’éclairer le miroir longtemps avant que les battants se soient refermés. Comme si on avait soufflé une bougie, de l’autre côté, la fenêtre ouverte sur le monde fut engloutie par l’obscurité.

Soudain, il apparut clairement que la lumière des lanternes était la dernière survivante d’une impitoyable invasion lancée par les ténèbres. Rand s’avisa soudain que Perrin et Egwene s’étaient rapprochés de lui, le coinçant entre eux. L’air de plus en plus inquiète, la jeune fille semblait vouloir trouver refuge auprès de lui – et Perrin ne paraissait pas avoir l’intention de s’écarter pour lui laisser plus d’espace libre. Quand le monde venait d’être englouti par les ténèbres, sentir le contact d’un autre être humain avait quelque chose de rassurant. Les chevaux eux-mêmes se serraient les uns contre les autres pour mieux résister à cette agression.

Comme s’il ne se passait rien de spécial, Moiraine et Lan se hissèrent en selle. Les bras reposant sur sa canne ouvragée, posée en travers de ses genoux, l’Aes Sedai se pencha en avant :

— Loial, il faut nous mettre en route !

L’Ogier sursauta puis hocha vigoureusement la tête.

— Oui, oui… Vous avez raison, Aes Sedai. Il n’y a pas une minute à perdre…

Il désigna une large bande blanche qui courait sur le sol. S’apercevant qu’il empiétait dessus, Rand s’écarta vivement et ses amis de Champ d’Emond firent de même.

Les yeux baissés, Rand étudia l’étrange bande qu’il n’avait pas remarquée jusque-là. Elle était interrompue par endroits, comme si le sol, en principe lisse et régulier, avait contracté la petite vérole et en gardait encore les stigmates.

— Cette ligne conduit du Portail à la première Plaque d’Orientation…, dit Loial. Ensuite…

L’Ogier se tut, regarda autour de lui, mal à l’aise, puis enfourcha son cheval sans faire montre des réticences qui avaient été les siennes jusque-là. Sa monture était équipée de la plus grande selle que le garçon d’écurie avait pu trouver, mais ça ne suffisait pas, et le pauvre Loial débordait d’un peu partout. Et ses longues jambes, malgré la taille du cheval, n’étaient pas si loin du sol que ça.

— Pas une minute à perdre, répéta-t-il, maussade.

À contrecœur, Rand et ses amis de Champ d’Emond montèrent aussi en selle.

Moiraine et Lan flanquèrent l’Ogier, qui entreprit de suivre méticuleusement la ligne blanche. Les autres se massèrent derrière les chefs de file, les lanternes oscillant dans l’air au-dessus de leurs têtes. La lumière aurait dû être suffisante pour éclairer une maison entière mais, dans cet environnement, elle avait un rayon d’action inférieur à trois pas. À croire que les ténèbres l’arrêtaient comme si elles étaient un mur. Dans le même ordre d’idées, les craquements des selles et le bruit des sabots semblaient ne pas se répercuter au-delà du chiche cercle lumineux.

La main de Rand se portait sans cesse sur le pommeau de son épée. Pourtant, il n’y avait sûrement rien, autour de lui, qu’il aurait pu combattre avec une lame. À vrai dire, la bulle de lumière qui entourait les cavaliers aurait tout aussi bien pu être une grotte enchâssée dans la roche, sans qu’il existe d’issue. Et dans cette optique, si les chevaux avaient fait du surplace sur une trépigneuse, leurs maîtres ne s’en seraient pas aperçus, puisque le « paysage » se déroulait autour d’eux avec une effroyable monotonie.

Rand touchait la poignée de son épée comme si ce contact avait eu le pouvoir de forcer la « roche » à relâcher sa pression. De plus, l’arme de son père lui remettait en tête certains de ses enseignements les plus précieux.

Un court instant, il trouva le vide, à l’intérieur de lui-même, et se sentit presque serein. Mais la pression du monde extérieur revenait, écrasant peu à peu son calme et le forçant à toucher de nouveau l’épée.

Dans ces conditions, tout changement était une bénédiction, même lorsqu’il s’agit d’une grande dalle de pierre qui s’étendit brusquement devant eux. Alors que la large ligne blanche s’arrêtait net à la lisière de cet obstacle, Rand crut distinguer sur sa surface des incrustations métalliques qui faisaient penser à des entrelacs de vignes et de feuilles. Là aussi, la « petite vérole » avait fait ses ravages, laissant des stigmates sur le métal aussi bien que sur son support.

— Une Plaque d’Orientation…, souffla Loial avant de se pencher sur sa selle pour étudier l’étonnant obstacle.

— Un texte rédigé en ogier…, dit Moiraine. Mais les caractères sont trop abîmés pour que je comprenne…

— J’ai du mal aussi, avoua Loial, mais j’en saisis assez pour savoir dans quelle direction aller.

Il se remit en chemin, laissant la dalle sur sa droite.

D’autres ouvrages de pierre furent bientôt révélés par le timide halo lumineux des lanternes. Des ponts qui franchissaient de mystérieux abysses et de simples rampes dépourvues de parapet. Entre ces passages plutôt délicats à négocier, Rand remarqua la présence d’une balustrade de cinq bons pieds de hauteur, comme si le risque de tomber avait été plus élevé sur les parties planes du chemin. Sur la pierre blanche qui composait cette protection, le jeune homme vit des motifs géométriques – des courbes et des cercles – qui lui parurent étrangement familiers. Mais il s’agissait sans doute d’un tour que lui jouait son imagination, alors qu’il errait dans un monde inconnu et s’efforçait de se raccrocher à quelque chose.

Au pied d’un des ponts, Loial s’arrêta pour déchiffrer la ligne unique gravée sur une étroite colonne de pierre. Quand ce fut fait, il s’engagea sur le pont en question.

— C’est le premier que nous devons traverser, annonça-t-il à ses compagnons.

Très inquiet, Rand se demanda comment ce pont tenait debout. Tandis qu’ils le négociaient, les sabots des chevaux produisirent des sons creux sinistres, comme si des morceaux de pierre se désolidarisaient à chaque seconde de l’ouvrage. Pour ce qu’il en apercevait, Rand estimait que le pont était en très mauvais état. Partout, des trous minuscules grêlaient le sol, et il y avait aussi des cratères assez larges, comme si une pluie acide s’était attaquée à l’édifice – à moins que celui-ci, tout minéral qu’il fût – soit tout simplement en train de pourrir de l’intérieur. Les murets de protection étaient également endommagés et, en plus d’un endroit, il en manquait un bon tiers en hauteur. Pour ce que Rand en voyait, le pont pouvait être une structure géante qui trouvait ses fondations au centre de la terre. Même dans ce cas, il fallait prier que l’ouvrage consente à ne pas s’écrouler tant qu’ils étaient dessus, leur permettant d’atteindre l’autre côté.

Quoi qu’il puisse être…

Peut-être par miracle, la petite colonne finit par avoir traversé le grand pont… pour déboucher sur un « terrain » qui ressemblait à s’y méprendre à celui qu’elle négociait depuis le début.

Grâce au petit cercle de lumière, Rand nota pourtant très vite quelques différences. Sans trop savoir pourquoi, il eut le sentiment que le groupe progressait maintenant sur une surface plane très strictement délimitée – par exemple le sommet d’un haut plateau. Loial confirma son impression en annonçant qu’il s’agissait d’une « île ». Une nouvelle Plaque d’Orientation apparut bientôt. Par pure intuition, Rand postula qu’elle marquait l’exact milieu de l’île, mais il aurait pu se tromper du tout au tout. Quand il eut déchiffré le texte, Loial s’engagea sur une rampe sinueuse en pente néanmoins très raide.