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Après une longue ascension, les voyageurs débouchèrent sur une « île » parfaitement identique à celle qu’ils venaient de quitter. Tentant d’imaginer la configuration de la zone, Rand renonça très vite, car ça n’avait aucun sens.

Enfin, la deuxième île ne peut pas être exactement au-dessus de la première ! C’est impossible !

Loial consulta le texte d’une nouvelle Plaque d’Orientation, avança jusqu’à une colonne signalétique et emprunta un deuxième pont. Complètement désorienté, Rand n’aurait su dire dans quelle direction la petite expédition avançait désormais.

En l’absence de véritable illumination, les deux ouvrages se ressemblaient comme des jumeaux. Il en alla de même pour tous les suivants, n’étaient les murets de protection intacts dont bénéficiaient encore certains. Quant aux îles, elles auraient pu être interchangeables, si le degré de dégradation des Points de Guidage n’avait pas considérablement varié.

En plus du sens de l’orientation, Rand perdit également la notion du temps. Même s’il avait essayé de compter, au début, il fut assez vite incapable de dire combien de rampes et de ponts ses amis et lui avaient traversés.

Le Champion, en revanche, devait avoir une horloge dans la tête. Au moment où l’estomac de Rand commençait à tirailler, Lan annonça qu’il était midi. Puis il fit arrêter la colonne, mit pied à terre, ouvrit un des paniers du cheval de bât (dont Perrin avait provisoirement la charge) et distribua à ses compagnons de la viande séchée, du fromage et du pain.

La pause ayant lieu sur une île, Loial en profita pour déchiffrer les instructions d’une Plaque d’Orientation toute proche.

Mat voulut sauter de sa selle, mais Moiraine l’en empêcha d’un geste impérieux.

— Sur les Chemins, le temps est un trésor qu’il ne faut pas gaspiller. Pour nous, il est presque plus précieux que l’air qui emplit nos poumons. Nous nous dégourdirons les jambes quand nous camperons pour la nuit…

Lan était déjà remonté en selle, prêt à repartir.

L’idée de devoir dormir en ces lieux coupa l’appétit de Rand. Sur les Chemins, il faisait toujours nuit, mais ce n’était pas le genre d’obscurité propice au sommeil.

Le jeune berger mangea comme les autres en chevauchant, car son estomac, lui, ne s’était pas laissé décourager. Jongler avec les rênes, la lanterne et la nourriture n’était pas une mince affaire, un inconvénient qui ne l’empêcha pas de dévorer toute sa ration – ni de regretter qu’elle ne soit pas plus copieuse.

Au fil des heures, le jeune berger se surprit à penser que Loial avait exagéré. Au fond, les Chemins n’étaient pas si terribles, même si on avait en permanence l’impression que leur calme imposant était de ceux qui précédent la tempête. En réalité, il ne s’y passait rien, et c’était plutôt rassurant. Voire ennuyeux, à la longue.

Un grognement sourd de Loial déchira soudain le silence. Voyant que l’Ogier s’était arrêté, Rand tira sur les rênes de sa monture puis se dressa sur ses étriers pour voir ce qui se passait.

Ennuyeux, vraiment ?

Alors qu’ils étaient au milieu d’un pont, un gouffre s’ouvrait juste devant les jambes du cheval de l’Ogier.

L’autre moitié de l’ouvrage manquait.

45

Ce qui nous suit dans les ténèbres

La lumière des lanternes, quand tous furent au bord du gouffre, permit de distinguer l’autre extrémité du pont, qui jaillissait de l’obscurité tel un énorme croc brisé. Le cheval de Loial raclant le sol de nervosité, une pierre se détacha et tomba dans le vide. Dans un silence pourtant total, Rand ne l’entendit jamais atteindre le fond du gouffre.

Tentant de le sonder avec sa lanterne, il ne vit rien dans ce puits d’obscurité. S’il existait un fond, il pouvait être à des milliers de pieds de là. Mais ce n’était pas le plus grave. Désormais, Rand voyait par quoi était soutenu le pont. Et la réponse – par absolument rien – lui retournait l’estomac.

Sous ses pieds, le sol lui parut soudain aussi fin qu’une feuille de parchemin. Alors que le vide exerçait sur lui une fascination malsaine, il lui sembla que la lanterne et sa perche étaient assez lourdes pour l’entraîner en avant et le faire basculer de sa selle. Pris de vertiges, il fit reculer son cheval très lentement, pour éviter toute réaction violente.

— C’était ça, ton plan, Aes Sedai ? lança Nynaeve. Tout ce chemin pour devoir faire demi-tour et rentrer à Caemlyn ?

— Ce ne sera pas utile…, répondit Moiraine. Il faudra reculer, certes, mais pas jusqu’à Caemlyn. Sur les Chemins, il existe plusieurs itinéraires pour gagner une même destination. Loial, nous allons retourner sur nos pas et trouver un autre chemin pour Fal Dara… Loial, je te parle !

Non sans efforts, l’Ogier cessa de sonder le gouffre et revint à la réalité.

— Quoi ? Oui ! Oui, Aes Sedai… Je peux le faire. Mais… (Son regard dériva de nouveau vers l’abîme et ses oreilles s’agitèrent nerveusement.) Je n’imaginais pas que les dégâts allaient si loin. Si les ponts se brisent ainsi, je ne garantis pas de trouver un autre itinéraire.

» Même pour retourner à Caemlyn, d’ailleurs… Si les ponts s’écroulent après notre passage…

— Non, nous trouverons un chemin ! intervint Perrin, catégorique.

Ses yeux semblaient attirer la lumière, l’absorbant afin de paraître encore plus jaunes.

Un loup à l’affût, voilà à quoi il ressemble, pensa Rand.

— La Roue tissera comme elle l’entendra, dit Moiraine. Mais je ne partage pas ton pessimisme, Loial. Les ponts ne sont pas encore en train de tomber comme des quilles. Regarde la ligne de fracture, en face : même moi, je peux dire qu’elle est fort ancienne.

— C’est vrai, Aes Sedai… Je le vois aussi. Il n’y a ni pluie ni vent ici, mais il est évident que la pierre est exposée à l’air depuis au minimum dix ans.

Enthousiasmé par cette découverte, l’Ogier semblait en oublier jusqu’à la peur qui lui nouait les entrailles.

— Aes Sedai, je peux trouver un itinéraire pour d’autres endroits que Mafal Dadaranell… Et plus facilement, je pense… Que diriez-vous de Tar Valon ? Ou du Sanctuaire Shangtai ? À partir de l’île précédente, il n’y a que trois ponts à traverser. J’imagine que les Anciens aimeraient me parler, à présent…

— Fal Dara, Loial ! dit Moiraine, impérieuse. L’Œil du Monde est au-delà de Fal Dara, et nous devons le rallier.

— Fal Dara…, capitula l’Ogier.

Une fois revenu sur l’île, il étudia longuement la Plaque d’Orientation en marmonnant des propos presque inintelligibles. Puis il se mit à murmurer dans sa langue, dont les sons rappelaient les trilles d’un oiseau-chanteur. Rand s’étonna qu’un peuple de géants puisse avoir une langue si musicale…

L’Ogier se remit en chemin. Alors qu’il se dirigeait vers un pont, il désigna la colonne signalétique qui se dressait devant un autre.

— Par là, le Sanctuaire Shangtai est tout proche…, soupira-t-il.

Il résista à la tentation, jetant quand même de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule, et guida ses compagnons sur le nouveau chemin qui les conduirait à Fal Dara.

Rand remonta la colonne pour aller chevaucher à côté de son ami.

— Quand tout ça sera fini, Loial, tu me montreras ton Sanctuaire et je te ferai visiter Champ d’Emond. Mais plus de Chemins ! Nous irons à pied ou à cheval, et tant pis si ça nous prend des mois !