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— Tu crois que ça finira un jour, Rand ?

— N’as-tu pas dit qu’il nous en faudrait deux pour atteindre Fal Dara ?

— Je ne parlais pas de ce voyage, mais de tout le reste… (Loial regarda furtivement derrière lui. Occupée à parler avec Lan, Moiraine ne s’intéressait pas à la conversation des cavaliers de tête.) Qu’est-ce qui te fait croire que nous aurons un jour la paix ?

Les ponts et les rampes continuèrent à se succéder, faisant monter, descendre et bifurquer la petite colonne. De temps en temps, une ligne blanche partait d’une Plaque d’Orientation, comme celle que les voyageurs avaient suivie en quittant Caemlyn. Comme Rand, ses amis de Champ d’Emond regardaient les lignes avec un grand intérêt et s’en éloignaient à contrecœur. Au bout de chacune, on trouvait un Portail qui donnait sur le monde réel. Là où il y avait un ciel, un soleil et du vent… Ici, même une bise glaciale aurait été bienvenue…

Sous l’œil acéré de l’Aes Sedai, les deux jeunes femmes et les trois garçons étaient bien obligés de suivre le mouvement. Mais ils n’allaient pas jusqu’à simuler l’enthousiasme et jetaient très souvent des regards mélancoliques derrière eux – même quand la Plaque d’Orientation et la ligne n’étaient plus visibles depuis longtemps.

Lorsque Moiraine annonça qu’il était temps de s’arrêter pour la nuit – sur une île, bien entendu –, Rand bâillait déjà à s’en décrocher la mâchoire. Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, et manifesté son mécontentement en grognant, Mat sauta à terre comme tous les autres. Avec Rand et Perrin, il aida Lan à desseller les chevaux et à les bouchonner. Pendant ce temps, Nynaeve et Egwene allumèrent un petit four portable qui servirait à faire une infusion bien chaude. Ressemblant beaucoup au corps d’une lanterne, cet instrument, selon Lan, était couramment utilisé par les Champions lorsqu’ils devaient s’aventurer dans la Flétrissure, où faire du feu pouvait être très dangereux.

Lan prit plusieurs trépieds dans le chargement du cheval de bât. Grâce à ces supports, les lanternes pourraient être disposées tout autour du camp.

Loial étudia la Plaque d’Orientation pendant un long moment, puis il s’assit en tailleur à côté et passa une main sur la pierre poussiéreuse et grêlée de stigmates de la petite vérole minérale.

— Jadis, le sol des îles était fécond, dit tristement l’Ogier. Tous les livres le confirment. On pouvait dormir sur une herbe bien verte et douce, cueillir une pomme, une poire ou un œil du dragon pour agrémenter son ordinaire – et les fruits étaient toujours mûrs, quelle que soit la période de l’année !

— Mais rien à chasser…, marmonna Perrin.

Avant d’avoir l’air surpris lui-même par le son de sa voix.

Egwene tendit à Loial une chope d’infusion. Sans y goûter, l’Ogier contempla la boisson comme s’il pouvait trouver dans ses profondeurs l’arbre dont on avait fait infuser les feuilles.

— Vas-tu invoquer des protections ? demanda Nynaeve à Moiraine. Ici, il y a sûrement de pires prédateurs que les rats ! Je n’ai rien vu, bien sûr, mais je sens que…

L’Aes Sedai se frotta les mains comme si elles étaient poisseuses.

— Tu sens la souillure – la corruption du Pouvoir qui créa les Chemins. Tant que c’est possible, je n’utiliserai pas le Pouvoir de l’Unique ici. La souillure est si forte que tout ce que je tenterais serait corrompu.

Cette déclaration incita tout le monde à imiter le mutisme de Loial. Lan mangea avec une grande concentration, comme s’il alimentait un feu – de fait, la qualité de la nourriture semblait à ses yeux bien moins importante que l’énergie dont avait besoin son corps. Moiraine dîna aussi de bon appétit, nonchalante comme si elle n’avait pas été perdue dans l’obscurité au milieu de nulle part.

Rand picora. Bien que le four portable produise juste assez de chaleur pour porter de l’eau à ébullition, il se pencha dessus comme s’il cherchait à se réchauffer la moelle des os. Assis les uns à côté des autres, les trois garçons formaient un demi-cercle serré autour du four. Mat tenait toujours son pain et son fromage, comme s’il les avait oubliés, et Perrin, après quelques bouchées, les avait reposés dans son assiette en fer-blanc. De plus en plus maussades, tous les voyageurs gardaient la tête baissée pour ne plus voir l’obscurité qui les entourait.

Moiraine étudia ses compagnons en mangeant. Puis elle posa son assiette, se tamponna délicatement les lèvres avec une serviette et prit la parole :

— J’ai une bonne nouvelle, au moins… Je suis presque sûre que Thom Merrilin n’est pas mort.

— Mais… le Blafard ? souffla Rand.

— Mat m’a raconté ce qui est arrivé à Pont-Blanc, dit l’Aes Sedai. Quand nous y sommes passés, les gens parlaient d’un trouvère, mais ils n’évoquaient pas sa fin. Si Thom avait péri, l’histoire aurait été sur toutes les lèvres. De plus, il fait partie de la Trame qui se tisse toute seule autour de vous. Et il est trop important pour disparaître si tôt.

Trop important ? pensa Rand. Comment peut-elle le savoir ?

— C’est Min qui vous l’a dit ? demanda le jeune berger, une idée lui traversant soudain l’esprit.

— Elle a vu beaucoup de choses, oui, et sur vous tous ! J’aimerais comprendre la moitié de ses visions, mais elle n’en est pas capable elle-même. Les anciennes barrières s’écroulent. Mais que son don soit ancien ou nouveau, Min ne se trompe jamais. Vos destins sont liés et celui de Thom Merrilin en est indissociable.

Nynaeve ricana, puis elle se servit une nouvelle chope d’infusion.

— Comment Min a-t-elle vu quelque chose sur nous ? demanda soudain Mat. Si je me souviens bien, elle passait son temps à regarder Rand.

— Vraiment ? fit Egwene, fronçant les sourcils. Vous avez omis ce détail, Moiraine Sedai…

Rand regarda son amie. Elle n’avait pas tourné la tête vers lui, mais son ton était bien trop neutre pour être honnête.

— Je lui ai parlé une fois, dit le jeune berger. Elle s’habille comme un garçon et ses cheveux sont aussi courts que les miens.

— Tu lui as parlé une fois… Oui, oui…, fit Egwene.

Toujours sans regarder Rand, elle but une gorgée.

— Min est une fille qui travaille à l’auberge de Baerlon, dit Perrin. Ce n’est pas comme Aram.

— Aram ? répéta Rand.

Avant de se cacher derrière sa chope, Perrin sourit, rappelant la façon dont se comportait Mat, à l’époque où il donnait en permanence dans l’espièglerie.

— Un Zingaro…, dit Egwene comme si ça n’avait aucune importance.

Mais le rose lui était monté aux joues.

— Un Zingaro dansant, oui, fit Perrin. Un type qui gambille comme un oiseau. Ce n’est pas ça que tu m’as dit ? Danser avec lui, c’était comme voler avec un oiseau ?

La jeune fille posa sa chope avec une grande détermination.

— Vous n’êtes peut-être pas fatigués, dit-elle, mais moi, j’ai besoin de dormir.

Pendant qu’elle s’enroulait dans sa couverture, Perrin se pencha, taquina les côtes de Rand du bout d’un index et lui fit un clin d’œil.

Le jeune berger sourit à son ami.

Que la Lumière me brûle ! mais on dirait que j’ai eu le dernier mot, pour une fois. Sacré Perrin, j’aimerais en savoir aussi long que lui sur les filles…

— Rand, intervint Mat, tu devrais peut-être parler à Egwene de la fille de maître Grinwell. Else, si je me souviens bien ?

Egwene leva la tête, foudroyant d’abord Mat du regard, puis faisant subir le même sort à Rand.

Qui jugea le moment venu de battre en retraite.

— J’ai très sommeil aussi, les amis…