Выбрать главу

Trois autres stalles seulement étaient occupées. En passant devant, Rand n’eut aucune difficulté à associer montures et cavaliers. Le grand étalon noir qui secouait agressivement la tête ne pouvait appartenir qu’à Lan. La jument blanche, en revanche, avec son encolure joliment arquée, son corps élancé et ses mouvements gracieux de danseuse, même dans un espace clos, devait être la fidèle compagne de Moiraine. Le troisième cheval inconnu, un hongre à la robe alezane, longiligne jusqu’à en paraître étique, convenait parfaitement à Thom Merrilin.

Au fond de l’allée, Tam venait de sortir Bela d’une stalle. La tenant par la longe, il parlait avec Hu et Tad. Mais, dès qu’il aperçut son fils, il salua les deux garçons d’écurie et se mit en chemin vers la charrette.

Le père et le fils harnachèrent en silence la jument à long poil. Respectant la méditation de Tam, Rand réussit sans trop de mal à tenir sa langue. De toute façon, il n’était pas pressé d’essayer de convaincre son père de l’existence du cavalier noir – et encore moins d’en parler au bourgmestre. Le lendemain, ce serait beaucoup plus facile, puisque ses amis auraient déniché d’autres témoins. S’ils en trouvaient…

Alors que la charrette sortait de l’écurie, Rand récupéra son arc et son carquois et fixa ce dernier à sa taille tout en marchant – une tâche pas si facile que ça. Lorsque la petite expédition eut dépassé les dernières bâtisses du village, il encocha une flèche dans son arc, l’arma à moitié et pointa le projectile à hauteur de sa taille. À part des arbres presque tous dénudés, on ne voyait rien aux alentours. Pourtant, Rand se sentit très vite mal à l’aise. Le cavalier noir pouvait apparaître – ou attaquer – à n’importe quel moment. S’il n’était pas prêt à décocher sa flèche, le jeune homme risquait de ne jamais en avoir l’occasion.

Cela dit, il ne pourrait pas garder très longtemps la corde tendue. L’arc qu’il avait fabriqué lui-même était très dur à armer. À part Tam et une poignée de costauds, aucun homme du territoire n’était assez fort pour tirer la corde jusqu’à sa joue.

Pour ne pas penser au cavalier noir, le jeune homme réfléchissait aux choses les plus incongrues. Mais, quand on marchait dans une forêt, sa cape de voyage claquant au vent, il n’était pas facile d’oublier une telle menace.

— Père, dit Rand, histoire de se changer les idées, je ne comprends pas pourquoi le Conseil a interrogé Padan Fain. (Non sans effort, il détourna les yeux de la forêt et les posa sur Tam, qui avançait sur l’autre flanc de Bela.) Selon moi, la décision que vous avez prise aurait pu être arrêtée sur-le-champ. Le bourgmestre a effrayé tout le monde en évoquant la possibilité que les Aes Sedai et le faux Dragon viennent à Deux-Rivières.

— Les gens sont bizarres, Rand… Les meilleurs d’entre eux n’échappent pas à cette règle. Maître Luhhan est un vrai costaud et un modèle de courage, mais il ne supporte pas de voir abattre un animal. Il devient blanc comme un linge, tout simplement…

— Quel rapport avec le reste ? Tout le monde sait que maître Luhhan déteste la vue du sang. À part les Coplin et les Congar, personne ne lui en tient rigueur.

— Le rapport est évident, mon garçon : les gens ne se comportent pas toujours comme on peut s’y attendre. Les paysans d’ici peuvent voir la grêle ruiner leurs récoltes, le vent arracher le toit de toutes leurs maisons et les loups tuer la moitié de leurs troupeaux – tout ça sans broncher. Ensuite, ils râlent, bien entendu, mais ils retroussent leurs manches et se remettent au boulot. En revanche, s’ils entendent dire qu’un faux Dragon et des Aes Sedai s’affrontent au Ghealdan, ils ne tardent pas à penser que ce pays s’étend de l’autre côté de la forêt des Ombres – donc pas si loin que ça de chez eux – et que le plus court chemin entre Tar Valon et le Ghealdan, justement, passe un tout petit peu à l’est de leur territoire. Comme si les Aes Sedai pouvaient préférer traverser la forêt plutôt que longer la route qui traverse Lugard et Caemlyn.

» Dès demain matin, la moitié du village sera persuadée que la guerre ravagera bientôt Deux-Rivières et Champ d’Emond. Pour que ça se calme, il faudra des semaines… Afin de ne pas gâcher Bel Tine, Bran a en quelque sorte pris le taureau par les cornes. Les villageois sont informés que le Conseil s’occupe du problème, et ils attendront sereinement ses décisions. On nous a choisis, mes collègues et moi, parce que nous savons déterminer ce qui est dans l’intérêt de la communauté. Nos concitoyens nous font confiance. Ils se fient même à Cenn, ce qui, tout bien pesé, n’est pas très flatteur pour les autres conseillers. Mais qu’importe ! Si nous leur disons qu’il n’y a rien à craindre, ils nous croiront. Je ne prétends pas qu’ils n’arriveraient pas seuls à cette conclusion, mais, en procédant ainsi, nous sauverons la fête de Bel Tine et nous épargnerons des nuits d’insomnie angoissée à nos concitoyens. Rien ne se produira, c’est presque sûr. Et, en cas de mauvaise surprise, les patrouilles nous préviendront assez tôt pour que nous puissions prendre des mesures. Mais je doute que nous en arrivions là.

Rand eut un soupir sonore. Finalement, être membre du Conseil ne semblait pas si facile que ça.

La charrette s’était maintenant engagée sur la route de la Carrière.

— Quelqu’un d’autre que Perrin a vu ton cavalier noir ? demanda soudain Tam.

— Mat, oui, mais… (Rand sursauta.) Tu me crois ? Mais dans ce cas je dois rebrousser chemin pour prévenir mes amis !

Alors que le jeune homme se retournait pour partir dans l’autre sens, un cri de son père le pétrifia sur place.

— Du calme, mon garçon ! Tu penses que je n’ai aucune raison d’attendre avant de parler aux villageois ?

Rand se remit dans le sens de la marche et continua à suivre Bela en s’agitant nerveusement.

— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? Et pourquoi ne puis-je pas le dire aux autres ?

— Ils comprendront tout seuls… Perrin, au moins. Mat, je n’en suis pas sûr… Les fermes seront informées au plus vite mais, dans une heure, à Champ d’Emond, tous les habitants âgés de plus de seize ans – en tout cas, ceux qui ont des responsabilités – sauront qu’un étranger rôde sur le territoire et qu’il n’est sûrement pas du genre qu’on invite pour Bel Tine. Après l’hiver que nous venons de vivre, inutile d’effrayer encore plus les enfants et les adolescents.

— L’inviter pour Bel Tine ? répéta Rand. Si tu l’avais vu, tu aurais envie de mettre cinq bonnes lieues entre lui et toi. Et peut-être même dix…

— C’est possible, concéda Tam. Mais il peut s’agir d’un réfugié, tout simplement. Ou d’un voleur convaincu que détrousser les gens sera plus facile ici qu’à Baerlon ou à Bac-sur-Taren. Les gens d’ici ne sont pas assez riches pour permettre qu’on les dépouille. Et si cet homme fuit la guerre, ce n’est pas une excuse pour effrayer les autres. Les patrouilles devront le débusquer ou au moins le forcer à ficher le camp.

— J’espère qu’elles le chasseront… Mais si tu me crois maintenant, pourquoi ne m’as-tu pas cru ce matin ?

— Parce que je me fie à mes yeux, mon garçon, et qu’ils n’avaient rien vu. Apparemment, seuls les jeunes hommes distinguent cet étranger. Mais quand Haral Luhhan a parlé des « peurs » de Perrin, tout est devenu clair. Le fils aîné de Jon Thane a vu ce cavalier et Bandry, celui de Samuel Crawe, a fait la même expérience. Quand quatre garçons de qualité, pas du tout des crétins, affirment avoir vu quelque chose, nous avons tendance à les croire, même si nos yeux nous disent le contraire. Tous les conseillers ont réagi ainsi, à part Cenn, bien entendu…