L’Aes Sedai marqua une courte pause, se tapotant les lèvres d’un index.
— Mais nos ennemis ne connaissent pas tous les itinéraires possibles. Sinon, ils seraient entrés à Caemlyn par le Portail que nous avons utilisé pour en sortir. N’est-ce pas ?
Rand en frissonna de la tête aux pieds. Avoir fait tant d’efforts pour se trouver au milieu de centaines de monstres – voire de milliers – assoiffés de sang humain. Des bêtes fauves prêtes à tout pour faire souffrir ceux dont elles n’étaient que la grotesque contrefaçon…
— Emprunter les Chemins n’est pas facile pour eux ! lança soudain le Champion.
Sa lanterne était à moins de vingt pas de ses amis. Pourtant, on apercevait à peine une faible lueur qui semblait très lointaine. Moiraine se dirigea vers cette balise vacillante.
Tous les autres la suivirent. Lorsqu’il vit ce que Lan avait découvert, Rand regretta d’avoir l’estomac plein. Au pied d’un pont, des cadavres de Trollocs, pétrifiés alors qu’ils zébraient l’air avec leur hache ou leur étrange épée à la lame incurvée, étaient à moitié ensevelis dans la roche anormalement gonflée. De grosses bulles en hérissaient la surface, comme si le sol avait bouillonné. Certaines ayant explosé, on apercevait d’autres ignobles gueules de monstres à jamais figées sur un cri de terreur muet.
Rand entendit quelqu’un vomir derrière lui. Pour ne pas s’y mettre aussi, il dut produire un effort surhumain. Même pour des Trollocs, c’était une abominable façon de mourir.
Quelques pas après le charnier, le pont s’arrêtait abruptement. La colonne signalétique, devant l’ouvrage, avait été brisée en mille morceaux…
Loial sauta à terre, gardant en permanence un œil sur les Trollocs, comme s’ils pouvaient revenir à la vie. S’intéressant à la colonne vandalisée, il tenta de déchiffrer ce qui restait de l’inscription, puis remonta très vite en selle.
— C’est… enfin, c’était le premier pont qui conduit à Tar Valon, à partir d’ici.
Détournant la tête des Trollocs, Mat s’essuyait le coin de la bouche du revers de la main. Voyant qu’Egwene se cachait le visage dans les mains, Rand approcha d’elle et lui tapota gentiment l’épaule. La jeune fille se tourna vers lui et lui saisit le bras, le serrant très fort. Rand sentit qu’elle tremblait comme une feuille. Afin de la rassurer, il s’efforça de maîtriser ses propres tremblements nerveux.
— Eh bien, c’est une chance que nous n’allions pas à Tar Valon pour le moment…, se contenta de dire Moiraine.
— Comment peux-tu rester si calme ? explosa Nynaeve. Cette horreur pourrait nous arriver aussi !
— C’est possible, concéda Moiraine. (La Sage-Dame serra si fort les dents que Rand aurait juré les avoir entendues grincer.) Mais il est bien plus probable que les bâtisseurs des Chemins – des Aes Sedai mâles – aient prévu des pièges réservés aux créatures du Ténébreux. Avant que les Trollocs et les Blafards aient été déportés dans la Flétrissure, le risque d’invasion était très élevé… Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas rester ici. Que nous choisissions d’avancer ou de reculer, notre itinéraire sera semé de pièges, de toute façon… Loial, sais-tu où est le pont suivant ?
— Oui, parce qu’ils n’ont pas endommagé cette partie de la Plaque d’Orientation, fort heureusement.
Pour la première fois, l’Ogier semblait aussi pressé de continuer sa route que l’Aes Sedai. Avant même d’avoir fini de parler, il talonna son cheval.
Egwene resta accrochée au bras de Rand pendant toute la traversée des deux ponts suivants. Lorsqu’elle le lâcha enfin, murmurant des excuses ponctuées d’un rire gêné, le jeune berger en fut tout dépité. Parce que la sentir près de lui avait été plaisant, bien entendu… Mais ce n’était pas tout. Quand quelqu’un cherchait votre protection, venait-il de découvrir, il était beaucoup plus facile de se montrer courageux.
Moiraine ne croyait pas, disait-elle, qu’un piège puisse se déclencher sur eux. Pourtant, malgré tous ses discours sur le manque de temps, elle fit ralentir le rythme à la colonne et imposa un arrêt avant chaque entrée sur un pont ou une île. Passant la première, elle inspectait la zone, un bras tendu devant elle, et personne, pas même Lan ou Loial, n’avait le droit d’avancer avant d’avoir reçu son autorisation.
Forcé de se fier au jugement de l’Aes Sedai en ce qui concernait les pièges, Rand sondait les ténèbres environnantes comme s’il avait pu voir beaucoup plus loin qu’à… trois ou quatre pas de distance. Dans le même ordre d’idées, il tendait en permanence l’oreille. Si les Trollocs pouvaient s’introduire sur les Chemins, la créature qui les suivait risquait bel et bien d’être au service du Ténébreux.
Pour commencer, était-elle seule ? Dans un environnement pareil, Lan lui-même était incapable de le déterminer.
Alors que la petite expédition traversait une enfilade de ponts, les repas continuant à être pris en selle, Rand ne vit et n’entendit rien. À part le grincement des harnais en cuir, le bruit des sabots et, de temps en temps, la toux vite maîtrisée d’un de ses compagnons, le jeune berger ne capta pas le moindre bruit.
Puis un vent se leva quelque part dans le vide obscur des Chemins. Incapable de dire d’où il venait, Rand pensa d’abord que c’était un tour de son imagination. Mais le souffle qui faisait gonfler sa cape dans son dos lui confirma qu’il ne se trompait pas.
C’est agréable de sentir de nouveau le vent… même s’il vous gèle jusqu’à la moelle des os.
Le jeune berger sursauta soudain.
— Loial, n’as-tu pas dit que le vent ne souffle jamais ici ?
L’Ogier tira sur les rênes de sa monture, l’arrêtant à la lisière d’une nouvelle île. Il inclina la tête, parut humer l’air et lâcha d’un ton sinistre :
— Massin Shin… Le Vent Noir ! Que la Lumière nous éclaire et nous protège ! C’est le Vent Noir !
— Combien de ponts encore ? demanda Moiraine. Loial, combien de ponts ?
— Deux… Oui, je crois, deux…
— Alors, dépêchons-nous ! (L’Aes Sedai fit avancer Aldieb.) Il faut les trouver vite !
Tandis qu’il déchiffrait la Plaque d’Orientation, Loial se parla tout haut – ou s’adressa à qui voulait bien l’entendre :
— Ils revinrent plongés dans la démence, criant un seul nom : Massin Shin ! Lumière, aide-nous ! Même les Aes Sedai guérisseuses ne… (Dès qu’il eut compris le texte de la plaque, l’Ogier talonna son cheval.) Par là ! Par là !
Cette fois, Moiraine ne marqua pas de pause. Elle se lança au galop, entraînant avec elle ses compagnons. Alors que les lanternes oscillaient follement, l’ouvrage de pierre trembla sous cette charge sauvage.
Une fois le pont traversé, Loial lut à toute vitesse la Plaque d’Orientation suivante, puis il repartit au galop sans laisser le temps de souffler à sa monture. Le gémissement du vent se faisait de plus en plus fort, parvenant parfois à couvrir le vacarme de la cavalcade. Massin Shin approchait, impitoyable.
Les voyageurs ne tentèrent même pas de déchiffrer la dernière Plaque d’Orientation. Dès que la lumière de leurs lanternes se refléta sur une large bande blanche, ils bifurquèrent dans cette direction et suivirent la ligne qui les conduirait en sécurité. L’île fut bientôt derrière eux, et les cavaliers se concentrèrent sur le sol « vérolé » et la bande blanche, ces points de repère désormais rassurants.