Il se tut et recula d’un pas, car Moiraine venait de se lever, contournant lentement la table. Sans les hallebardes croisées des gardes, Fain aurait sûrement détalé à toutes jambes.
L’Aes Sedai s’arrêta près de Mat, lui posa une main sur l’épaule et se pencha pour lui parler à l’oreille. Très vite, il se détendit et sortit la main de sous sa veste.
Moiraine l’abandonna et alla se camper aux côtés d’Agelmar, face au colporteur, qui se ratatina de nouveau sur lui-même.
— Je le hais ! gémit-il. Je veux qu’on me libère de lui, afin de pouvoir de nouveau marcher dans la Lumière. (Il éclata en sanglots.) Il m’a forcé, vous dis-je !
— Seigneur Agelmar, souffla Moiraine, cet homme est bien plus qu’un simple colporteur. Plus vraiment humain, malfaisant au-delà de l’imaginable, et plus dangereux qu’on ne saurait le croire. Le bain peut attendre, je vais lui parler, car il n’y a pas de temps à perdre. Viens, Lan !
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Étrangement nerveux, Rand marchait et remarchait le long de la grande table. Douze pas. Chaque fois, il était arrivé au même résultat, très précisément. Et il en avait franchement assez de compter !
Quelle occupation ridicule ! Je me fiche comme d’une guigne des dimensions de cette table !
Certes, mais il se surprit très vite à comptabiliser le nombre d’allers et retours qu’il faisait !
Que raconte Fain à Moiraine et à Lan ? Sait-il pourquoi le Ténébreux nous poursuit ? Et lequel de nous trois est sa cible ?
Rand regarda ses amis. Après avoir dévasté un morceau de pain, Perrin jouait pensivement avec les miettes, qu’il déplaçait du bout d’un index. Ses yeux jaunes étaient rivés sur son « œuvre », mais ils semblaient regarder en réalité quelque chose qu’ils étaient seuls à voir.
Affalé sur sa chaise, les yeux mi-clos, Mat souriait – nerveusement, pas parce que la situation l’amusait. Extérieurement, il ressemblait au garçon espiègle que Rand avait toujours connu, mais c’était une illusion. Régulièrement, il tapotait le manche de la dague glissée sous veste.
Que dit Fain à l’Aes Sedai ? Que sait-il exactement ?
Au moins, Loial n’avait pas l’air inquiet. Depuis un bon moment, il étudiait les murs. Placé au début en plein milieu de la salle, il s’était approché régulièrement, au point de coller à présent son nez sur la pierre – à première vue, il était fasciné par un joint qu’il retraçait du bout d’un doigt démesuré. Par moments, il fermait les yeux comme si sentir était plus important que voir. Ses oreilles frémissant souvent, il marmonnait dans sa barbe – en ogier, comme s’il pensait être seul dans la salle à manger.
Devant la cheminée, Agelmar conversait avec Nynaeve et Egwene. Hôte accompli, il avait l’art de faire oublier leurs soucis à ses invités. Egwene s’était déjà esclaffée plusieurs fois et Nynaeve elle-même venait d’éclater de rire.
Ce son inhabituel arracha Rand à sa sombre rêverie. Il sursauta carrément quand Mat renversa sa chaise en se levant trop vite.
— Par le sang et les cendres ! rugit-il, se fichant que Nynaeve fasse la moue en l’entendant jurer. Qu’est-ce qui lui prend si longtemps ?
Il redressa sa chaise, se rassit et glissa une main sous sa veste.
Agelmar lui jeta un regard désapprobateur, dévisagea les deux autres garçons sans véritable aménité, et reprit sa conversation avec les femmes.
Au gré de ses allers et retours, Rand se retrouva près du trio et tendit l’oreille.
— Seigneur, dit Egwene, à l’aise avec le titre comme si elle l’utilisait depuis toujours, je prenais Lan pour un Champion, mais vous l’appelez Dai Shan et vous parlez d’une bannière à la Grue Dorée, comme beaucoup de vos guerriers. Parfois, on croirait que Lan est un roi. Un jour, Moiraine l’a appelé « dernier seigneur des Sept Tours ». Qui est-il vraiment ?
Nynaeve gardait les yeux baissés sur son gobelet mais, à l’évidence, elle écoutait avec au moins autant d’attention qu’Egwene. Rand s’immobilisa et tenta de suivre la conversation sans avoir trop l’air d’épier le trio.
— Seigneur des Sept Tours, répéta Agelmar. Un très ancien titre, dame Egwene. Les Hauts Seigneurs de Tear ne peuvent pas prétendre à une telle antériorité. La reine d’Andor n’en est pas loin, cependant…
» Lan n’en parle jamais, pourtant l’histoire est connue tout au long de la frontière. Il est bien un roi – enfin, il aurait dû en être un. Oui, al’Lan Mandragoran, Seigneur des Sept Tours, Seigneur des Lacs, et souverain sans couronne du Malkier.
Le seigneur releva sa tête rasée, ses yeux brillant d’une fierté quasiment paternelle. Se laissant emporter par ses émotions, il parla deux tons plus haut, avec une authentique ferveur :
— Au Shienar, nous nous surnommons les Frontaliers, mais, il y a moins de cinquante ans, notre pays n’appartenait pas vraiment aux Terres Frontalières. Au nord, au-delà de l’Arafel, s’étendait le Malkier. Les lanciers du Shienar se mêlaient au combat, mais c’était au Malkier de contenir les assauts venus de la Flétrissure. Que la Paix bénisse son souvenir, et que la Lumière éclaire à tout jamais son nom !
— Lan est donc un Malkieri, dit la Sage-Dame, surprise et troublée.
— Oui, dame Nynaeve… Il est le fils d’al’Akir Mandragoran, le dernier roi du Malkier. Comment est-il devenu un Champion ? Pour comprendre, il faut sans doute évoquer Lain Mandragoran, le frère du roi. Avec une audace incroyable, Lain traversa la Flétrissure avec ses troupes et attaqua les Terres Dévastées, atteignant peut-être le mont Shayol Ghul. L’épouse de Lain, Breyan, l’avait encouragé parce qu’elle brûlait de jalousie, n’ayant jamais accepté qu’al’Akir ait hérité du trône à la place de son mari. Le roi et son frère étaient aussi proches que possible – presque autant que des jumeaux, même après que le préfixe royal « al » eut été ajouté au nom d’Akir – mais ça n’apaisa jamais la rancœur de Breyan.
» Lain fut acclamé après son exploit – des louanges méritées – mais cela ne lui permit pas d’éclipser al’Akir. Car, des hommes et des rois de ce calibre, on n’en trouve qu’un par siècle, et encore, pas toujours ! La Paix les couvrait de son aile, lui et el’Leanna.
» Lain finit par mourir dans les Terres Dévastées avec la plupart de ses fidèles. Des guerriers que le Malkier ne pouvait pas se permettre de perdre, bien entendu… Breyan accusa le roi. Selon elle, le mont Shayol Ghul serait tombé s’il était parti pour le Nord avec le reste de l’armée, afin de prêter main-forte à son frère. Pour se venger, la veuve complota avec Cowin Gemallan, surnommé Cowin Cœur Loyal, afin que le trône revienne à Isam, le fils de Lain. Cœur Loyal était un grand héros presque aussi aimé qu’al’Akir, et il faisait partie des Hauts Seigneurs du royaume. Mais lorsque l’assemblée des Hauts Seigneurs avait élu le roi – en recourant au choix des sceptres, selon la coutume en vigueur – il en avait manqué seulement deux pour qu’il monte sur le trône à la place d’Akir. Oui, si deux seigneurs avaient choisi une couleur différente à poser sur l’Autel du Couronnement, il aurait été souverain du Malkier !
» S’unissant, Cowin et Breyan firent revenir des troupes de la Flétrissure afin de conquérir les Sept Tours. Tous les avant-postes se retrouvèrent ainsi privés de l’essentiel de leur garnison…
» Mais la rancœur de Cowin allait bien au-delà de la simple jalousie. Cœur Loyal, le héros dont on célébrait partout les exploits accomplis dans la Flétrissure, était en réalité un Suppôt des Ténèbres. Les avant-postes étant affaiblis, des Trollocs déferlèrent comme un raz-de-marée sur le Malkier. Ensemble, al’Akir et Lain auraient pu unir le pays et conduire la résistance à la victoire. Mais la mort de Lain avait déjà démoralisé le peuple, et l’invasion lui porta un coup fatal. Privés de toute combativité, les Malkieri furent contraints d’abandonner leur royaume.