» C’est pour ça que nous rentrons, Rand. Nous deux absents, cet inconnu pourrait faire pas mal de dégâts sur nos terres. Si ce n’était pas Bel Tine, je ne retournerais pas au village demain. Mais nous ne pouvons pas nous cloîtrer à cause d’un type en noir…
— J’ignorais que Ban et Lem l’avaient vu, tu sais ? Mat, Perrin et moi, nous voulions aller en parler au bourgmestre, demain. Mais nous avions peur qu’il nous rie au nez !
— Tu crois que le cerveau d’un homme se ratatine parce qu’il a les cheveux gris ? grogna Tam. Ouvre l’œil, mon gars ! S’il se remontre, ce cavalier, je pourrai peut-être l’apercevoir…
Rand se concentra sur sa mission. À sa grande surprise, il s’avisa qu’il marchait d’un pas plus léger. S’il avait toujours peur, ses épaules se dénouaient et il respirait bien plus aisément. Comme le matin, Tam et lui étaient seuls sur la route de la Carrière. Mais on eût dit que le village entier les escortait.
Les autres savaient et le croyaient, voilà qui faisait toute la différence. Si les gens de Champ d’Emond s’unissaient, le cavalier noir ne pourrait pas leur faire de mal, c’était joué d’avance.
5
La Nuit de l’Hiver
Lorsque Tam et Rand arrivèrent chez eux, le soleil avait déjà accompli une bonne moitié de sa lente descente vers l’horizon occidental.
La ferme des al’Thor n’était pas bien grande. Rien de comparable, en tout cas, avec les imposants bâtiments de l’Est qui grossissaient année après année afin d’abriter des familles entières. Sur le territoire de Deux-Rivières, la notion de « famille » signifiait souvent que trois ou quatre générations – tantes, oncles, cousins et neveux compris – cohabitaient sous le même toit. Déjà tenus pour des originaux parce qu’ils exploitaient une ferme dans le bois de l’Ouest, Tam et Rand se distinguaient aussi en vivant seuls dans leur domaine.
De ce côté du village, la plupart des fermes n’avaient qu’un étage et on ne leur ajoutait jamais d’extension. Au-dessus de la salle commune, sous le toit en pente, on trouvait deux chambres et un grenier qui servait de garde-manger. Si les tempêtes hivernales avaient eu raison de la chaux qui blanchissait les murs épais de la bâtisse, celle-ci restait en très bon état. Le toit de chaume ne fuyait pas et la porte et les volets, solidement fixés et fermés, ne battaient pas au vent.
La maison, l’étable et la bergerie aux murs de pierre formaient les pointes du triangle qui délimitait la cour. Malgré le froid, quelques volailles s’étaient aventurées dehors pour trouver leur pitance dans la terre glaciale et dure comme de la pierre. Près de la bergerie, on avait installé une cabane à tonte sans porte et un grand abreuvoir. À l’orée des champs qui s’étendaient jusqu’aux premiers arbres de la forêt, on distinguait le toit pointu d’un hangar de séchage. À Deux-Rivières, presque tous les fermiers, pour survivre, devaient pouvoir proposer de la laine et du tabac aux marchands de passage.
Quand Rand jeta un coup d’œil dans la bergerie, tous les moutons à longues cornes tournèrent la tête vers lui, mais aucun ne bougea. D’un naturel placide, ces ovins à museau noir ne s’émouvaient pas de grand-chose. Leur toison bouclée était magnifique, songea Rand, mais, avec le froid, pas question de les tondre !
— Le cavalier noir n’est sûrement pas venu par ici, annonça Rand à Tam, qui arpentait la cour, sa lance brandie, en scrutant attentivement le sol. Si un intrus de ce genre était passé, les moutons seraient beaucoup moins calmes.
Tam acquiesça mais ne s’interrompit pas pour autant. Quand il eut fait le tour de la maison, il répéta l’opération avec l’étable puis la bergerie. Ne négligeant rien, il alla même inspecter le fumoir et le hangar de séchage. Puis il tira un seau d’eau du puits, prit un peu de liquide dans la paume de sa main, le renifla et le goûta de la pointe de la langue.
Sans crier gare, il éclata de rire et but le reste de l’eau.
— Tu dois avoir raison, dit-il à Rand en s’essuyant la main sur le devant de sa veste. Ces histoires d’homme et de cheval que je ne peux pas voir me rendent soupçonneux, je dois l’avouer. (Il vida le seau dans un baquet, puis se dirigea vers la maison, le récipient de bois dans une main et sa lance dans l’autre.) Je vais nous faire un ragoût pour le dîner… Et puisque nous sommes là, autant en profiter pour travailler un peu.
Rand fit la moue, désolé de rater la Nuit de l’Hiver de Champ d’Emond. Cela dit, son père avait raison. Dans une ferme, on n’en avait jamais terminé. Une corvée accomplie, deux autres pointaient le bout de leur nez. C’était comme ça, et on n’y pouvait rien.
Après quelques hésitations, Rand décida de garder à portée de la main son arc et son carquois. Si le cavalier noir se montrait, il n’avait aucune intention de l’affronter avec une binette au poing.
Le plus urgent était de s’occuper de Bela. Quand il l’eut désattelée et déharnachée, Rand conduisit la jument dans une stalle de l’étable jouxtant celle de leur unique vache, puis il retira sa cape de voyage et entreprit de frotter le pelage de la bête avec une poignée de paille bien sèche. Quand ce fut fait, il étrilla puis brossa la brave Bela. Enfin, il monta au grenier et récupéra du foin pour qu’elle festoie agréablement. Histoire d’améliorer son ordinaire, il ajouta un peu d’avoine – avec parcimonie, car il en restait très peu, et la réserve ne risquait pas de se reconstituer si le temps ne se réchauffait pas très vite.
Le matin même, Rand avait trait la vache, obtenant à peine un quart de la quantité habituelle de lait. Un autre effet de cet hiver prolongé…
Dans la bergerie, la réserve de nourriture restait suffisante pour deux jours. À cette période de l’année, les moutons auraient déjà dû être dans les pâturages, mais, là encore, les frimas retardaient tout. Soucieux du confort du troupeau, Rand prit quand même la peine de remplir à ras bord le grand abreuvoir intérieur.
Il alla ensuite inspecter le poulailler pour collecter les nouveaux œufs. Il n’en trouva que trois – les poules devenaient de plus en plus rusées dès qu’il s’agissait de les cacher.
Alors qu’il se dirigeait vers le jardin potager, une binette à la main, Rand vit son père sortir de la ferme et s’installer sur un banc, devant l’étable, afin de réparer des harnais. Voyant que Tam gardait sa lance à portée de la main, le jeune homme se sentit moins ridicule d’avoir transporté partout avec lui son arc et ses flèches.
Dans le jardin, il y avait assez peu de mauvaises herbes, mais pratiquement rien d’autre à part ça. Les choux étaient rachitiques, les haricots et les pois montraient à peine le bout de leur nez et on n’apercevait pas encore l’ombre d’une betterave. Bien entendu, le potager n’avait pas été entièrement ensemencé. Avec l’espoir que le beau temps arriverait enfin, Rand et Tam avaient semé juste ce qu’il fallait pour regarnir leur garde-manger avant qu’il soit totalement vide. Apparemment, ça ne fonctionnerait pas…
Biner la terre prit un minimum de temps à Rand. Les années précédentes, écourter cette corvée ne lui aurait pas déplu. Mais là, il s’inquiétait pour l’avenir. Si rien ne poussait, que pourraient-ils faire pour ne pas crever de faim ? Une question des plus angoissantes…
Quand il en eut terminé avec le jardin, Rand se souvint qu’il y avait du bois à couper. Mais existait-il une seule journée, dans la vie d’un fermier, où il n’y en avait pas ? Se plaindre n’étant sûrement pas le meilleur moyen de chauffer une demeure, Rand alla derrière la maison, posa son arc et son carquois près du billot de coupe, s’empara de la lourde hache et se mit à l’ouvrage. Il sélectionna du pin, idéal pour les flambées courtes mais vives, et du chêne, parfait pour les combustions plus lentes. Très vite en sueur, il retira sa veste et continua à jouer de la hache. Lorsqu’il eut coupé assez de bûches, il les entassa contre le mur de la bâtisse, à côté du tas déjà existant. Une pile déjà très haute, contrairement à celles qu’on voyait en général à cette époque de l’année. Mais puisque l’hiver ne se décidait pas à partir, il fallait bien se défendre contre ses assauts.