— Seigneur, ils doivent venir avec moi, parce que ce sera à eux de livrer bataille devant l’Œil du Monde…
Bouche bée, Agelmar regarda les trois garçons de Champ d’Emond. Reculant d’instinct, il porta la main à la poignée de l’épée… qui ne ceignait jamais sa taille dans la citadelle.
— Ils ne sont pas… Tu n’appartiens pas à l’Ajah Rouge, Moiraine Sedai, mais même toi, tu…
— Ils sont ta’veren, mon ami. La Trame se tisse autour d’eux. Le Ténébreux a déjà tenté de les tuer plusieurs fois. Trois ta’veren au même endroit bouleversent la vie des gens comme un cyclone modifie la trajectoire d’un fétu de paille. Là, les ta’veren seront devant l’Œil du Monde. Avec un peu de chance, la Trame se tissera autour du Père des Mensonges et le neutralisera de nouveau.
Agelmar cessa de chercher son épée fantôme, mais il continua à regarder Rand et ses amis plus que dubitativement.
— Moiraine Sedai, si tu le dis, je te crois, mais je ne vois pas ce que ces gamins ont de spécial. Des péquenots… Es-tu sûre de toi ?
— Le sang ancien…, dit Moiraine. Épars comme l’eau d’une rivière qui se divise en des milliers de ruisseaux. Mais, parfois, ceux-ci se réunissent pour former de nouveau une rivière. Le sang de Manetheren est puissant et pur chez presque tous ces jeunes hommes. Doutes-tu de la force du sang de Manetheren, seigneur Agelmar ?
Rand jeta un regard en coin à l’Aes Sedai.
Presque tous ces jeunes hommes ?
Le berger regarda Nynaeve, qui suivait la conversation, évitant cependant de regarder Lan. Lorsque leurs yeux se croisèrent, la Sage-Dame secoua légèrement la tête : elle n’avait pas dit à Moiraine qu’il n’était pas né à Deux-Rivières.
Alors, que sait donc l’Aes Sedai ?
— Manetheren… Non, je ne puis douter de ce sang-là… (D’abord hésitant, Agelmar parla plus vite, et avec plus d’assurance.) La Roue tisse de bien étranges temps… Des paysans pour défendre l’honneur de Manetheren dans la Flétrissure ? On aura tout vu ! Mais si un sang peut porter un coup décisif au Ténébreux, c’est bien celui-là. Qu’il en soit fait selon ta volonté, Aes Sedai.
— Dans ce cas, nous allons nous retirer, seigneur… Nous partirons dès l’aube, car le temps presse. La chambre des trois garçons devra être près de la mienne. La bataille est trop proche pour que nous permettions au Père des Mensonges de s’en prendre encore à eux. Le temps nous manque !
Rand sentit peser sur lui les yeux de Moiraine. L’étudiant, ainsi que ses amis, elle semblait évaluer leurs forces.
Le jeune homme frissonna.
Le temps nous manque !
48
La Flétrissure
Le vent faisait battre la cape de Lan dans son dos. Même s’il faisait un grand soleil, les colonnes de poussière soulevées par les bourrasques dissimulaient parfois le Champion à la vue des cent lanciers chargés par Agelmar d’escorter jusqu’à la frontière le petit groupe de voyageurs. Conduits par Ingtar, qui chevauchait près du porteur de la bannière au Hibou Gris, les soldats faisaient grande impression avec leur armure brillante, leur fanion rouge et leur destrier caparaçonné. À dire vrai, ces guerriers n’avaient rien à envier aux Gardes de la Reine d’Andor. Mais après avoir passé toute la matinée à les observer, non sans admiration, Rand s’intéressait davantage aux tours qui se dressaient juste devant la colonne.
Trônant au sommet d’une colline, ces tours séparées les unes des autres par quelque chose comme cinq cents pas étaient équipées d’une rampe fortifiée qui montait en colimaçon jusqu’au lourd portail donnant accès aux créneaux. En cas de sortie, la garnison était protégée par ces fortifications. En revanche, et parce qu’elles n’étaient pas couvertes d’un toit, ces défenses se transformaient en un piège mortel pour d’éventuels assaillants. Contraints de progresser sous une pluie de flèches, de pierre et d’huile bouillante, ils n’avaient guère de chances d’atteindre le pont-levis.
Un grand miroir d’acier poli – positionné dos au soleil – se dressait au-dessus d’une grande cuve à feu qui servait à produire des signaux durant la nuit. Reflétée de tour en tour, une alarme éventuelle atteignait très vite la forteresse principale. Dès qu’ils étaient informés d’un danger, les lanciers allaient se porter sur le front, afin de repousser les intrus. En tout cas, c’était la manœuvre prévue en temps normal.
Les guetteurs des deux tours les plus proches avaient depuis longtemps repéré les voyageurs. Hors des périodes de crise, ces bâtisses avaient en guise de garnison le nombre d’hommes minimal qu’il fallait pour les défendre. Là, presque tous les hommes en bonne forme étaient en train de chevaucher vers la brèche de Tarwin. Si les lanciers ne tenaient pas cette position, la chute des tours ne ferait aucune différence pour le Shienar.
Tandis que le petit groupe passait entre les deux tours, Rand frissonna de la tête aux pieds. À croire qu’il venait de traverser un mur composé d’air glacé. La marque de la Frontière, tout simplement. Les terres qui s’étendaient après ne différaient en rien du Shienar – mais au-delà des arbres dénudés commençait la Flétrissure, et là tout changeait très brusquement.
Ingtar leva un poing ganté de fer pour indiquer à la colonne de s’arrêter. Tirant sur les rênes de son destrier, il l’arrêta à la hauteur d’une borne de pierre des plus ordinaires.
Un repère qui matérialisait la frontière entre le Shienar et ce qui était jadis le Malkier.
— Je suis navré, Moiraine Sedai, dit Ingtar, et je m’excuse aussi auprès de vous, Dai Shan. Bâtisseur, ne m’en veuillez pas, si c’est possible… Contre mon gré, les ordres du seigneur Agelmar m’interdisent de vous accompagner au-delà de ce point.
— Le seigneur et moi nous sommes mis d’accord sur ce protocole avant le départ, rappela Moiraine.
— Je sais, mais ça ne m’est pas moins pénible…
D’habitude d’une équanimité enviable, le subordonné d’Agelmar semblait avoir quelque peine à digérer on ne savait quel affront – ou à avaler l’une ou l’autre couleuvre.
— Vous escorter jusqu’ici m’expose à atteindre la brèche de Tarwin trop tard, c’est-à-dire quand la bataille sera terminée. D’un côté, on me prive de combattre aux côtés de mes frères d’armes et, de l’autre, on m’interdit de franchir la frontière, comme si je n’avais jamais mis un pied dans la Flétrissure. Face à mes questions, le seigneur Agelmar m’a refusé la moindre explication.
Derrière la grille de protection de son casque, le soldat chercha à interroger Moiraine du regard. Bien entendu, elle fit mine de ne s’apercevoir de rien.
Ingtar foudroya du regard la Sage-Dame et chacun de ses compagnons. Depuis qu’il savait la vérité, il ne pouvait s’empêcher de jalouser les « péquenots » choisis pour se couvrir de gloire dans la Flétrissure.
— Je lui cède volontiers ma place…, marmonna Mat à Rand.
Lan se retourna, les yeux brillants de colère, et le silence se fit aussitôt.
— Chacun de nous fait partie de la Trame, déclara Moiraine. À partir de cet instant, nous allons devoir tisser notre vie tout seuls…