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Même avec une armure, Ingtar aurait pu s’incliner avec moins de raideur, s’il l’avait voulu.

— Comme vous voudrez, Aes Sedai… Moi, je vais vous laisser là et chevaucher le plus vite possible vers la brèche de Tarwin. Au moins, là-bas, on nous… autorisera… à combattre des Trollocs.

— Vous êtes vraiment si pressé ? demanda Nynaeve. De combattre des Trollocs, je veux dire ?

Décontenancé, Ingtar regarda Lan, comme s’il lui demandait ses lumières.

— Eh bien, c’est ma mission, ma dame, répondit-il enfin, et c’est ainsi que je suis fait. (Il leva une main gantée, paume ouverte en direction du Champion.) Suravye ninto manshima taishite, Dai Shan. Que la Paix veille sur ta lame !

Ingtar s’écarta vers l’est avec son porte-bannière, et ses hommes les suivirent, poussant leurs destriers autant que c’était possible quand on leur imposait le poids d’une armure.

— Quelle étrange façon de saluer…, dit Egwene. Pourquoi utilisent-ils le mot « Paix » pour un oui ou pour un non ?

— Quand on ne connaît pas une chose, répondit Lan, sauf en rêve, elle prend une valeur très particulière.

Le Champion talonna Mandarb, qui repartit fièrement. Rand le suivit, se retournant sur sa selle pour regarder Ingtar et ses lanciers s’éloigner.

Bientôt, il ne vit plus les soldats. Puis les tours disparurent elles aussi – désormais, les voyageurs étaient seuls, en chemin vers le nord et ses innombrables dangers. Maussade, Rand ne desserra plus les lèvres. Et, pour une fois, Mat lui-même avait la chique coupée.

Le matin même, à l’aube, les portes de Fal Dara s’étaient ouvertes pour laisser passer le seigneur Agelmar, harnaché et armé comme les hommes qui le suivaient. En rang par quatre, les lanciers avaient quitté la ville, très long serpent de cuir et d’acier ondulant lentement dans les rues désertes. Alors qu’Agelmar et son avant-garde s’enfonçaient déjà dans la forêt, l’arrière-garde n’avait pas encore quitté la citadelle.

En l’absence de citadins pour les ovationner, les soldats avaient avancé au son de leurs tambours, les yeux rivés vers l’est avec une inébranlable détermination.

En chemin, ils se joindraient aux forces venues de Fal Moran – guidées par le roi Easar en personne, tous ses fils à ses côtés – et d’Ankor Dail, la cité qui dominait les Marches de l’Est et veillait sur la Colonne Vertébrale du Monde. Des combattants accourraient de Mos Shirare, de Fal Sion, de Camron Caan et de toutes les autres forteresses du Shienar, les petites comme les grandes. Une fois regroupées, ces forces se dirigeraient vers la brèche de Tarwin.

Au même moment, un exode avait commencé. Passant par la porte du Roi, qui donnait sur la route de Fal Moran, des charrettes, des chariots, des cavaliers et des gens à pied – des fermiers avec leur troupeau ou de simples pères de famille, un enfant sur les épaules – avaient pris le chemin de la capitale. Un départ accepté à contrecœur, c’était évident à voir la mine sombre des exilés et la façon dont la plupart traînaient les pieds. Bizarrement, certains pressaient le pas, courant presque, comme s’ils avaient la mort aux trousses. Mais ça ne durait jamais bien longtemps, et ils reprenaient leur morne progression.

Quelques-uns s’arrêtèrent pour regarder la colonne de lanciers s’enfoncer dans la forêt. L’espoir faisant briller leurs yeux, ces hommes et ces femmes-là prièrent pour le salut des guerriers – et aussi pour le leur – avant de reprendre leur progression vers le sud.

Ingtar et le groupe de Moiraine étaient sortis par la porte du Malkier. Si la bannière au Hibou Gris ouvrait la marche, Moiraine était l’âme de la minuscule colonne qui continuerait seule vers l’Œil du Monde avec la ferme ambition d’épargner un désastre à l’humanité.

Derrière eux, les lanciers et les civils laissaient quelques soldats et des hommes assez âgés – exclusivement des veufs dont les enfants étaient déjà partis pour le Sud. Ces derniers braves s’assureraient, en cas de désastre sur la brèche de Tarwin, que Fal Dara ne tombe pas sans avoir essayé de se défendre.

Pendant environ une heure, après le passage de la frontière, le paysage ne changea pas d’un iota. Alors que le Champion imposait un rythme très soutenu, Rand se demanda quand la colonne atteindrait la Flétrissure. Pour l’instant, les végétaux ne semblaient pas en pire condition qu’au Shienar. Le printemps étant ce qu’il était, il n’y avait pas de quoi s’extasier, mais rien d’anormal non plus.

D’ailleurs, la température s’améliorait, et Rand finit par enlever sa cape et la poser en travers de sa selle.

— C’est la plus belle journée que nous avons connue cette année, fit remarquer Egwene.

Tendant l’oreille comme si elle écoutait le vent, la Sage-Dame murmura :

— Et ce n’est pas normal…

Rand acquiesça. Il sentait aussi que quelque chose n’allait pas, même s’il aurait été incapable de préciser quoi. Bien sûr, il n’avait jamais eu si chaud à l’extérieur cette année, mais ce n’était pas que ça. Au nord, il aurait dû faire plus froid qu’au sud, certes, et pourtant la question n’était pas là. L’influence de la Flétrissure ? Comment aurait-ce été possible, puisque les végétaux étaient normaux ?

Très haut dans le ciel, le soleil rougeoyant ne pouvait pas réchauffer à ce point l’atmosphère. Pourtant, Rand dut bientôt déboutonner sa veste. Le front ruisselant de sueur, il étouffait.

Et il n’était pas le seul. Mat enleva sa veste, exposant la dague maudite, et s’épongea le visage avec le bout de son foulard. Clignant des yeux, il eut vite fait de renouer sur son front l’accessoire vestimentaire dont il ne se séparait plus.

Comme si l’épuisement les avait terrassées, Nynaeve et Egwene s’étaient ratatinées sur leur selle et elles s’éventaient sans interruption. Loial avait déboutonné de haut en bas sa tunique, et il commençait à faire de même avec sa chemise. Au milieu de la poitrine, il arborait une toison semblable à de la fourrure. Un peu gêné de s’exhiber, il marmonna des excuses touchantes de sincérité.

— Il faut me pardonner… Le Sanctuaire Shangtai se trouve dans la montagne, et il y fait toujours frais. (Ses narines frémirent, comme s’il humait l’air.) Je n’aime pas cette chaleur humide.

Il avait raison, s’avisa Rand, l’humidité était insupportable. On se serait cru dans la Tourbe, le marécage de Deux-Rivières, en plein milieu de l’été. Dans cette étuve, on avait en permanence l’impression de respirer à travers un carré de laine trempé dans l’eau chaude. Ici, le sol n’était pas boueux et les quelques mares se révélaient sans danger pour un familier du bois de l’Eau, mais l’air était exactement comme là-bas. Seul Perrin, qui avait gardé sa veste, respirait normalement. Si on exceptait Lan, bien entendu, car, lui, rien ne le gênait.

À part sur les arbres à feuilles persistantes, il ne restait plus beaucoup de vert sur les branches. Rand tendit une main pour toucher un arbuste, mais la couleur jaunâtre des feuilles – qui auraient dû être rouges, semblait-il – et leur aspect maladif, avec des taches brunâtres qui évoquaient la petite vérole, l’incitèrent à replier très vite son bras.

— Ne vous ai-je pas dit de ne rien toucher ? lança Lan.

Il portait toujours sa cape, comme si la chaleur ne l’atteignait pas plus que le froid. Le vêtement lui faisant comme une peau de caméléon, il semblait parfois que son visage flottait tout seul au-dessus du dos de Mandarb.

— Dans la Flétrissure, les fleurs peuvent tuer et les feuilles donnent des maladies très graves. Une créature nommée Aiguillon se tapit volontiers dans les feuillages les plus denses. Comme son nom l’indique, elle attend que quelqu’un s’approche assez pour se faire piquer. La victime n’est pas simplement empoisonnée, car les acides digestifs de l’Aiguillon commencent à désintégrer sa proie. Pour s’en sortir, il n’y a qu’une seule solution : amputer le membre blessé.