» L’avantage, c’est qu’un Aiguillon n’attaque jamais quand on le laisse tranquille. Ce n’est pas le cas de tous les résidants de la Flétrissure.
Même s’il n’avait rien touché, Rand s’essuya nerveusement la main sur la jambe de son pantalon.
— Quand entrerons-nous dans la Flétrissure ? demanda Perrin.
Bizarrement, il ne semblait pas le moins du monde effrayé.
— Nous y sommes, mais c’est seulement la lisière, répondit Lan. La véritable Flétrissure est encore à venir. Certains monstres qui l’habitent chassent à l’oreille, et il leur arrive parfois de s’aventurer jusqu’ici. À l’occasion, ils traversent même les montagnes de la Damnation. À côté, les Aiguillons sont des animaux de compagnie. Si vous voulez survivre, taisez-vous et suivez le rythme !
Sans attendre de réponse, le Champion continua à imposer son train épuisant.
Au fil de la journée, la corruption de la Flétrissure fut de plus en plus apparente. Les feuillages redevinrent denses, mais tous étaient tachés de jaune et de noir, comme si une terrible maladie les rongeait. Certaines feuilles veinées d’un rouge maladif semblaient enflées comme si elles menaçaient d’éclater, tels d’ignobles bubons. Partout, les fleurs composaient une grotesque caricature de printemps, car elles étaient déjà fanées, voire pourries, avant même d’éclore. S’il se risquait à respirer par la bouche, Rand manquait vomir à cause de la puanteur. Une odeur de décomposition végétale si forte qu’elle rappelait celle d’un quartier de viande mangé aux vers. Dans cette immense étendue de pourriture, les sabots des chevaux faisaient un bruit mou qui suffisait à lui seul à retourner l’estomac des voyageurs.
Mat ne put résister longtemps et rendit tripes et boyaux sans même descendre de son cheval. Rand invoqua le vide et la flamme, mais ça ne lui fut pas d’un grand secours contre la bile qui lui montait à la gorge. Même si son estomac devait être vide, Mat réussit à vomir encore deux fois. Très pâle, Egwene semblait à un souffle de l’imiter. Les dents serrées, Nynaeve résistait de son mieux, épiant les réactions de Moiraine. Si elle devait être malade, ce ne serait sûrement pas avant l’Aes Sedai. Cela dit, Moiraine elle-même ne paraissait pas bien fraîche, et la Sage-Dame risquait de ne pas avoir trop longtemps à attendre.
Malgré la chaleur, Loial noua un foulard sur son nez et sa bouche. Lorsque leurs regards se croisèrent, Rand vit que son ami était à la fois révulsé et fou de rage.
— J’ai entendu dire…, commença l’Ogier.
Gêné par le tissu, il se racla la gorge, puis marmonna :
— C’est infâme… Même l’air a un goût immonde… J’ai entendu dire beaucoup de choses sur la Flétrissure, et j’ai lu quelques ouvrages, mais rien ne peut préparer à cette horreur. Le Ténébreux lui-même devrait hésiter à infliger une telle souillure aux arbres !
Comme précédemment, Lan n’était pas affecté. Rand ne s’en étonna pas. En revanche, il fut surpris de voir Perrin rester insensible à la pourriture ambiante.
Insensible ? Pas vraiment, mais il ne réagissait pas comme les autres. Regardant à droite et à gauche, il semblait voir l’ignoble forêt comme une ennemie, ou à tout le moins comme l’étendard d’une force hostile. Sa main volant sans cesse sur le manche de sa hache, il grognait d’une étrange façon qui donnait la chair de poule à Rand. Et ses yeux devenus jaunes brillaient intensément même en plein jour.
Quand le soleil sombra à l’horizon, la chaleur ne diminua pas. Au nord, dans le lointain, se dressaient des pics noirs bien plus hauts que les montagnes de la Brume. De temps en temps, les bourrasques glacées qui en venaient réussissaient à atteindre les voyageurs. La touffeur ambiante leur enlevait très vite l’essentiel de leur fraîcheur, mais ces brefs courants d’air restaient quand même très agressifs. À ces moments-là, Rand avait l’impression que la sueur gelait sur son front et ses joues. La seconde d’après, elle fondait, et la chaleur devenait deux fois plus difficile à supporter. Du coup, le vent n’apportait pas de véritable soulagement, et les voyageurs s’en seraient bien passés, s’ils avaient eu le choix. Avec l’odeur de décomposition, ce froid évoquait celui du tombeau, et ça n’était pas très réconfortant…
— Nous n’atteindrons pas les montagnes avant la tombée de la nuit, annonça Lan, et se déplacer après le coucher du soleil est dangereux, même pour un Champion qui voyage seul.
— Pas très loin d’ici, intervint Moiraine, il y a un endroit où nous pourrions camper – le faire serait même un bon présage…
Lan regarda bizarrement l’Aes Sedai, puis il acquiesça à contrecœur.
— Il faut bien camper quelque part… Alors, pourquoi pas là ?
— Lorsque je l’ai trouvé, dit Moiraine, l’Œil du Monde était au-delà des passes de haute montagne. Il sera préférable de traverser en plein jour, vers midi, à l’heure où le pouvoir du Ténébreux sur le monde est le plus faible.
— Vous parlez comme si l’Œil se déplaçait, dit Egwene à l’Aes Sedai.
Mais ce fut Loial qui lui répondit :
— Il n’existe pas deux Ogiers qui l’aient trouvé exactement au même endroit. L’Homme Vert, lui, est toujours là où on a besoin de lui. L’Œil, en revanche, se situe au-delà des passes. Des défilés dangereux et hantés par l’engeance maudite du Ténébreux…
— Avant de nous en inquiéter, il faudra déjà les avoir atteintes, rappela Lan. Demain, nous entrerons pour de bon dans la Flétrissure.
Rand ne put s’empêcher de frissonner.
Parce que ce n’était qu’un avant-goût ?
Lan obliqua vers l’ouest, avançant tout droit vers le point où le soleil disparaîtrait bientôt à l’horizon. Il maintint le rythme habituel, mais avec quelque réticence, semblait-il.
L’astre du jour frôlait la cime des arbres quand le Champion, au sommet d’une colline, tira enfin sur les rênes de Mandarb. Devant les voyageurs, plein ouest, s’étendaient une série de lacs dont les eaux, telles les perles de taille différente d’un collier, brillaient encore sous les derniers assauts du soleil couchant. Entre ces lacs, des collines moutonnaient à perte de vue.
Rand sentit soudain un frisson courir le long de sa colonne vertébrale. Non, ce n’étaient pas des collines ni des buttes ! Les vestiges de sept tours, voilà ce qu’il venait de voir ! Les autres les avaient-ils aperçus aussi ? C’était peu probable, car la lumière du jour mourant n’avait joué qu’une fraction de seconde sur les silhouettes éventrées de ces géantes.
— On ne pourrait pas camper en bas, près des lacs ? proposa Nynaeve. Il ferait sans doute plus frais…
— Par la Lumière, dit Mat, je plongerais ma tête dans l’eau, et rien ne dit que je l’en ressortirais !
À cet instant précis, les eaux du lac le plus proche ondulèrent puis s’écartèrent pour laisser apercevoir une immense silhouette noire. Dans une gerbe d’éclaboussures, ce qui devait être une queue – mais terminée par un dard pointu comme celui d’une guêpe, en mille fois plus grand – se dressa un instant à l’air libre. Tout au long de la créature, on distinguait des sortes de tentacules qui grouillaient comme des vers géants. Les pieds, ou assimilés, d’un mille-pattes aquatique démesuré ? C’était probable, mais impossible à dire, car l’eau se referma bientôt sur le monstre aux contours de plus en plus indistincts.
Dès qu’il eut pu refermer la bouche, Rand se tourna vers Perrin, qui se révéla aussi stupéfié que lui.
Rien de si gros ne pouvait vivre dans un lac si petit.
Et je n’ai pas vu des mains sur les tentacules ! C’est carrément impossible !