— Tout bien pesé, fit Mat, camper ici paraît plus judicieux.
— Je placerai des protections autour de cette colline, dit Moiraine, qui avait déjà mis pied à terre. Une véritable barrière attirerait l’attention, et c’est la dernière chose que nous voulons. Mais si une créature du Ténébreux ou un quelconque allié du mal approchent à moins de mille pas de nous, je le saurai.
— La barrière ne serait pas quand même préférable ? demanda Mat. Avec ce monstre dans le lac, pas si loin que ça…
— Arrête un peu tes bêtises, Mat ! s’écria Egwene.
— Oui, renchérit Nynaeve. Tu veux que nos ennemis, après nous avoir repérés, nous tendent une embuscade demain matin ? Tu es un imbécile, Matrim Cauthon !
Mat sauta à terre et foudroya du regard les deux femmes tandis qu’elles descendaient à leur tour de selle. Mais il renonça à argumenter.
Alors qu’il prenait les rênes de Bela, Rand sourit à Perrin, qui lui rendit la pareille. Un bref instant, les deux jeunes gens s’étaient crus de retour chez eux, à la joyeuse époque où Mat disait systématiquement ce qu’il ne fallait pas dire au moment où il ne le fallait surtout pas.
Le sourire de l’apprenti forgeron s’effaça très vite. Au crépuscule, ses yeux brillaient comme si un feu brûlait à l’intérieur de sa tête.
Rand se rembrunit aussi.
Ce n’est pas du tout comme chez nous !
Les trois garçons et Lan s’occupèrent des chevaux pendant que les femmes et Loial dressaient le camp. L’Ogier s’énerva un peu en installant le four, un peu trop petit pour ses gros doigts, mais il s’en tira remarquablement bien. En fredonnant, Egwene remplit la bouilloire avec l’eau d’une des outres. Depuis l’entrée dans la Flétrissure, Rand ne s’étonnait plus que le Champion ait insisté pour emporter de grosses réserves d’eau.
Quand il eut attaché sa monture à côté des autres, Rand entreprit de récupérer ses sacoches et sa couverture. Dès que ce fut fait, il se retourna… et se pétrifia, l’estomac noué. Loial et les trois femmes n’étaient plus nulle part en vue. Le four aussi avait disparu, ainsi que les paniers du cheval de bât. Là où aurait dû être le camp, il n’y avait absolument rien !
Entendant à peine le juron de Mat, Rand dégaina son épée. Perrin avait déjà saisi sa hache, et il sondait les alentours tel un fauve à l’affût.
— Fichus péquenots…, marmonna Lan.
Parfaitement serein, il avança vers l’endroit où aurait dû être le camp… et disparut après trois enjambées.
Rand et ses amis se consultèrent du regard, puis ils se précipitèrent en avant, faillirent se rentrer dedans quand ils s’arrêtèrent net dans la zone où le Champion s’était volatilisé.
Déséquilibré par Mat, qui le percuta pour de bon, Rand dut faire un pas de plus. Agenouillée devant le petit four, Egwene leva les yeux vers son ami, se demandant à quel jeu il jouait. Près de la jeune fille, Nynaeve remettait en place le cache de la deuxième lanterne qu’elle venait d’allumer. Moiraine était assise en tailleur non loin du four, Lan l’avait déjà imitée et Loial était en train de sortir un livre de son sac.
Rand regarda derrière lui. Tout était à sa place, le versant de la colline, les arbres à peine visibles dans la pénombre, les lacs dont les eaux brillaient encore un peu… Mais, s’il reculait, ses amis ne risquaient-ils pas de disparaître, et pour de bon, cette fois ? Mat et Perrin, à côté du jeune berger, semblaient se poser les mêmes questions.
Moiraine remarqua leur malaise, bien entendu.
Penaud, Perrin glissa sa formidable hache dans la boucle de sa ceinture – furtivement, comme s’il avait été possible qu’un geste pareil passe inaperçu.
— C’est une illusion très simple, dit l’Aes Sedai avec un sourire. J’ai infléchi l’espace, afin que le regard d’un intrus placé hors du camp nous contourne au lieu de nous voir. Les créatures qui hantent ces lieux ne doivent pas repérer la lumière de notre feu. Et, dans la Flétrissure, ne pas s’éclairer la nuit est une très mauvaise idée.
— Moiraine Sedai dit que je serais déjà capable de faire ça, annonça Egwene, les yeux brillants. Je peux canaliser assez de Pouvoir, paraît-il…
— Pas sans entraînement, mon enfant, rappela Moiraine. Quand il est question du Pouvoir, les choses les plus simples peuvent être dangereuses pour les non-initiées et leur entourage.
Perrin émit un grognement. À voir l’air gêné d’Egwene, Rand se demanda si elle n’avait pas déjà passé outre ces conseils de prudence.
Nynaeve posa la seconde lanterne sur le sol. Avec la flamme du four, l’illumination était plus que satisfaisante.
— Quand tu iras à Tar Valon, Egwene, dit la Sage-Dame, il est possible que je t’accompagne. (Elle regarda Moiraine, plaidant quasiment sa cause.) Avoir avec elle quelqu’un qu’elle connaît lui fera du bien, je crois… Elle ne peut pas être entourée exclusivement d’Aes Sedai.
— C’est une bonne idée, Sage-Dame, dit Moiraine, restant très neutre.
Egwene éclata de rire et tapa dans ses mains.
— Ce serait formidable ! Et toi, Rand, viendras-tu aussi ?
Alors qu’il s’asseyait en face de son amie, le jeune berger marqua une courte pause, puis il se laissa lentement glisser sur le sol. Les yeux d’Egwene n’avaient jamais tant brillé – comme deux lacs jumeaux où il se serait volontiers noyé. Les joues un peu roses, elle se tourna vers les deux autres garçons :
— Perrin, Mat, vous viendrez aussi ? Comme ça, nous serons tous ensemble. (Mat émit un grognement qui pouvait signifier n’importe quoi et Perrin se contenta de hausser les épaules, mais Egwene y vit un double acquiescement.) Tu vois, Rand, ce sera comme à Champ d’Emond !
Par la Lumière ! un homme pourrait effectivement se noyer dans ces yeux… et en être ravi !
— Y a-t-il des moutons à Tar Valon ? Garder des ovins et faire pousser du tabac, voilà tout ce que je sais faire.
— Je pense pouvoir te trouver une occupation, intervint Moiraine. Et aux autres aussi. Probablement pas garder des moutons, mais une tâche qui vous intéressera.
— J’ai trouvé ! s’exclama Egwene. Quand je serai devenue une Aes Sedai, je ferai de toi mon Champion. Tu aimerais ça, pas vrai ? Mon Champion, Rand al’Thor !
Alors qu’elle affichait une calme certitude, Egwene avait en réalité besoin d’une réponse.
— Oui, j’aimerais ça, répondit Rand.
« Elle partage tes sentiments, mais vous n’êtes pas faits l’un pour l’autre. Enfin, pas de cette façon-là… »
Pourquoi Min avait-elle jugé bon de dire ça ?
Alors que les ténèbres s’épaississaient, la fatigue terrassa les voyageurs. Loial fut le premier à s’étendre, mais les autres l’imitèrent très vite. Aucun n’utilisa sa couverture – ou alors, comme oreiller. Si Moiraine avait ajouté dans l’huile de la lampe une substance qui neutralisait la puanteur, elle n’avait rien pu faire contre la chaleur. Alors que la lune pâlichonne fournissait très peu de lumière, l’atmosphère restait étouffante comme si on avait été en plein jour.
Rand ne parvint pas à s’endormir malgré la proximité de l’Aes Sedai, une présence qui garantissait que ses rêves ne lui seraient pas volés par Ba’alzamon. Mais la chaleur le perturbait, sans parler des ronflements de Loial, qui parvenaient même à couvrir ceux de Perrin, pourtant expert en la matière.
Bientôt, il n’y eut plus d’éveillés que Rand, Lan et, très curieusement, Nynaeve.
Alors que le Champion montait la garde, son épée posée sur les genoux, la Sage-Dame le regarda un long moment, puis elle servit une chope d’infusion et se leva pour la lui porter. Lorsqu’il la prit, murmurant un « merci », la jeune femme ne retourna pas s’étendre, comme il aurait été logique de le faire.
— J’aurais dû savoir que tu étais un roi…, dit-elle.