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Concentré sur le rythme de la coupe, de temps en temps interrompue par quelques opérations de rangement des bûches, Rand perdit toute notion de l’heure. Du coup, il n’entendit pas son père approcher et sursauta en sentant une main se poser sur son épaule.

Pendant qu’il travaillait, le crépuscule était tombé et la nuit ne tarderait plus à venir. La pleine lune brillait déjà au-dessus de la cime des arbres, si imposante qu’on aurait pu croire qu’elle allait leur tomber sur la tête. Avec l’obscurité, le vent s’était fait plus violent et des nuages effilochés dérivaient dans le ciel presque noir.

— On devrait se laver les mains, petit, puis penser à manger un morceau. J’ai mis de l’eau à chauffer pour qu’on puisse prendre un bon bain chaud avant de dormir.

— L’adjectif « chaud » sonne comme une douce musique à mes oreilles, avoua Rand.

Il ramassa sa cape et se la posa sur les épaules. Sa chemise était trempée de sueur et le vent – qu’il n’avait pas senti tant qu’il maniait la hache – lui glaçait jusqu’à la moelle des os, maintenant qu’il ne se démenait plus. Alors qu’il ramassait le reste de ses affaires, le jeune homme étouffa un bâillement.

— Et dormir, quelle idée délicieuse ! Je pourrais roupiller jusqu’à la fin des festivités de Bel Tine !

— Tu veux parier sur ce point bien précis ? demanda Tam avec un petit sourire que son fils lui rendit de bon cœur.

Même s’il n’avait pas fermé l’œil d’une semaine, Rand n’aurait sûrement pas manqué Bel Tine. Et tout le monde était dans ce cas.

Tam ayant décidé de ne lésiner ni sur les bougies ni sur les bûches qui flambaient dans la cheminée, il faisait agréablement chaud et clair dans la salle commune. La cheminée mise à part, un élément dominait tous les autres dans la pièce : une grande table en chêne assez large et assez longue pour y asseoir au minimum une dizaine de personnes. Depuis la mort de sa mère, Rand avait rarement vu tant d’invités en même temps, mais la table et les chaises à haut dossier n’avaient jamais bougé de là… Quelques armoires et un ou deux coffres, le plus souvent de fabrication maison – l’œuvre de Tam – complétaient le mobilier résolument minimaliste.

Le fauteuil garni de coussins que Tam appelait son « siège de lecture » était disposé de biais par rapport à la cheminée. Quand il lisait, Rand préférait s’étendre sur le tapis, juste en face du feu. L’étagère à livres, près de la porte, se révélait moins bien fournie que celle de l’auberge mais, à Deux-Rivières, se procurer des ouvrages n’était pas facile. Les colporteurs en proposaient très peu – par souci de rentabilité, bien entendu, car les livres pesaient lourd et ne coûtaient pas si cher que ça – et ces raretés devaient être réparties entre bon nombre d’amateurs.

Comme le reste de la maison, la salle commune avait tendance à briller un peu moins qu’un intérieur tenu par une femme. Le rangement, lui aussi, laissait à désirer. Le présentoir à pipes de Tam traînait sur la table, à côté d’un exemplaire des Voyages de Jain l’Explorateur, et un autre livre à reliure de bois gisait grand ouvert sur le coussin du siège de lecture. Sur un petit banc, près de la cheminée, un harnais en mal de réparation voisinait avec des chemises qui auraient déjà dû être reprisées depuis quelque temps… Bref, la perfection n’était pas au rendez-vous, mais cela conférait à la maison une atmosphère chaleureuse presque aussi réconfortante que le crépitement vigoureux des flammes. Ici, on oubliait sans peine le froid anormal, les faux Dragons, les Aes Sedai, les guerres et les cavaliers en cape noire.

La bonne odeur de cuisine qui flottait dans l’air fit gargouiller l’estomac de Rand. Debout devant la cheminée, où un chaudron surplombait les flammes, Tam remua son ragoût puis le goûta.

— Ce sera bientôt cuit…, annonça-t-il.

Rand approcha de la cuvette posée sur un guéridon, près de la porte. Il rêvait d’un bain chaud, mais se débarbouiller et se laver les mains suffirait en attendant que l’eau ait fini de chauffer dans l’énorme bouilloire de la pièce du fond.

Tam fouilla dans une armoire, en sortit une clé au moins aussi longue que sa main, alla mettre en place la barre de la porte et ferma le verrou de sécurité.

— Pourquoi prendre des risques ? dit-il devant l’étonnement de son fils. Je deviens peut-être bizarre, à moins que le mauvais temps me tape sur les nerfs, mais… (Il soupira et se tapota la paume avec la clé.) Je vais fermer la porte de derrière…

Tandis que son père passait dans la pièce du fond, Rand tenta en vain de se souvenir d’une occasion où ils avaient verrouillé les portes. À Deux-Rivières, personne ne s’en donnait la peine, parce que ça ne servait à rien. Jusqu’à aujourd’hui, en tout cas.

Juste au-dessus de la tête de Rand – donc dans la chambre de Tam – un bruit grinçant retentit, comme si on tirait quelque chose sur le sol. Le jeune homme fronça les sourcils. Sauf si son père avait décidé de réaménager les lieux, il devait être en train de récupérer le très vieux coffre qu’il gardait sous son lit. Là encore, c’était la première fois que son fils le voyait agir ainsi.

Remplissant d’eau une petite bouilloire, Rand la suspendit à un crochet, au-dessus des flammes, puis il entreprit de mettre la table. Les assiettes creuses et les cuillères étaient également de fabrication maison – mais la sienne cette fois !

Les volets de devant n’étant pas encore fermés, Rand jetait de temps en temps un coup d’œil dehors. Mais il faisait nuit, désormais, et on ne voyait plus rien à part les ombres projetées par les rayons de lune. Le cavalier noir pouvait être n’importe où, et il valait mieux ne pas y penser…

Lorsque son père revint, Rand en écarquilla les yeux de surprise. Un épais ceinturon lui ceignant la taille, Tam portait sur la hanche gauche une épée dont la longue poignée, tout comme le fourreau noir, était ornée d’un héron de bronze. Jusqu’à ce jour, à part Lan, Rand n’avait presque jamais vu d’hommes ainsi armés, si on exceptait les gardes du corps des marchands. Et il n’avait jamais imaginé que son père pût posséder une épée. Très semblable à celle de Lan, d’ailleurs, si on oubliait les hérons.

— Où as-tu eu cette arme ? demanda-t-il. Un colporteur te l’a vendue ? Pour combien d’argent ?

Tam dégaina lentement son arme et la lumière des flammes se refléta sur une magnifique lame sans rapport avec la vulgaire longueur de fer qu’exhibaient parfois les gardes des marchands. Malgré l’absence d’or et de pierreries, cette épée avait quelque chose de majestueux. Très légèrement incurvée et aiguisée sur un seul tranchant, la lame était elle aussi ornée d’un héron. De très courts quillons terminés par une pointe protégeaient la poignée. Comparée aux armes des mercenaires engagés par les marchands – le plus souvent, des lames à double tranchant assez épaisses pour couper un arbre –, l’épée de Tam paraissait presque… fragile.

— Je l’ai eue il y a fort longtemps, répondit Tam, et très loin d’ici. Pour répondre à ton autre question, je l’ai payée beaucoup trop cher. Deux pièces de cuivre, c’est un prix prohibitif, pour un morceau d’acier. Ta mère n’était pas d’accord, et, comme toujours, elle se montrait plus sage que moi. Mais j’étais jeune et, à l’époque, la somme ne me paraissait pas exorbitante pour une telle arme. Ta mère a toujours voulu que je m’en débarrasse, et j’ai souvent pensé qu’elle avait là encore raison.