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Rand baissa les yeux sur son manche de binette et le laissa tomber, dégoûté. Puis il dégaina l’épée de Tam, dont la lame brilla aussitôt faiblement dans l’obscurité. La longue poignée, conçue pour qu’on puisse manier l’épée à deux mains, ne ressemblait à celle d’aucun outil. Le poids et l’équilibre de l’arme étaient tout aussi déconcertants. Afin de s’entraîner, le jeune homme fendit plusieurs fois l’air avec l’épée, mais il cessa très vite. Fendre l’air était un jeu d’enfant. Frapper un Trolloc, en revanche… Et s’il hésitait, le monstre lèverait son étrange épée et…

Ça suffit ! Ce genre de pensée ne t’avance à rien !

Rand se redressa de nouveau.

— Où vas-tu ? demanda Tam, le prenant par le bras.

— Nous avons besoin de la charrette et de couvertures, et… (Sans difficulté, Rand dégagea son bras – pas un bon signe lorsqu’on connaissait la force de Tam, en temps normal.) Repose-toi, je ne serai pas long.

— Sois prudent.

S’il ne voyait déjà plus le visage de son père, dans cette nuit d’encre, Rand sentait toujours son regard peser sur lui.

— Ne t’en fais pas !

Oui, je serai aussi prudent qu’une souris qui explore le nid d’un faucon.

Ombre parmi les ombres, Rand avança en silence dans la forêt obscure. Enfant, dans ces bois, combien de fois avait-il joué à chat perché avec ses amis ? Eh bien, aujourd’hui, c’était pareil, sauf qu’il ne pouvait pas se permettre de perdre s’il tenait à la vie.

Malgré tous ses efforts, Rand avait du mal à voir les choses ainsi. Et c’était peut-être ça qui finirait par le trahir.

Passant furtivement d’arbre en arbre, il tenta de mettre un plan au point. Quand il atteignit la lisière de la forêt, il venait de rejeter inexorablement le dix ou onzième. En réalité, tout dépendait des Trollocs. S’ils avaient levé le camp, Rand n’aurait plus qu’à entrer dans la maison pour se servir. S’ils s’étaient incrustés… Eh bien, dans ce cas, il n’aurait plus qu’à rejoindre Tam. Agir ainsi ne lui disait pas grand-chose mais, s’il se faisait tuer, ça n’aiderait sûrement pas son père.

L’étable et la bergerie étaient totalement obscures, comme il se devait. De la lumière dansait toujours derrière les fenêtres de devant de la maison et une pâle lueur filtrait de la porte défoncée.

Les bougies allumées par Tam et les flammes du feu ? Ou les Trollocs sont-ils toujours là ?

Le cri d’un engoulevent fit sursauter Rand. Alors qu’il s’appuyait à un arbre, tremblant comme une feuille, il comprit que se torturer la cervelle ne le mènerait à rien. Se jetant à plat ventre, l’épée serrée contre son flanc, il entreprit de ramper jusqu’à la bergerie.

Arrivé à destination, il s’adossa au mur de pierre et tendit l’oreille. Aucun son ne troublait le silence. Dans la cour, plus rien ne bougeait, et les lumières de la maison ne fluctuaient plus du tout.

Bela et la charrette en premier ? Ou d’abord ce que j’ai à prendre à la maison ?

La lumière finit par influencer sa décision. L’étable obscure semblait un lieu parfait où tendre une embuscade. Dans la maison, personne ne pourrait le prendre par surprise et il verrait ce qu’il faisait.

Alors qu’il s’accroupissait de nouveau, Rand s’interrompit, frappé par un détail perturbant. On n’entendait rien du tout  ! Même si la plupart des moutons étaient sans doute endormis, on aurait dû capter quelques bêlements isolés. Mais Rand distinguait à peine les ovins, immobiles sur le sol. L’un d’eux gisait pratiquement à ses pieds, de l’autre côté du muret.

Toujours sans bruit, Rand se pencha par-dessus la clôture minérale de la bergerie et tendit un bras pour toucher l’animal. Ses doigts rencontrèrent une luxuriante laine bouclée imbibée d’un liquide poisseux.

Bien entendu, le mouton ne bougea pas.

Rand recula si brusquement qu’il faillit basculer en arrière et s’étaler sur le dos.

« Ils tuent pour le plaisir », avait dit Tam.

Très remué, Rand essuya sa main souillée dans la poussière.

Déterminé à ne pas céder à la panique, il tenta de se convaincre que rien n’avait changé. Après avoir fait un massacre, les Trollocs étaient partis, très satisfaits d’eux-mêmes. Pour se donner du courage et continuer à explorer, Rand devait se persuader que les monstres n’étaient plus là. Se remettant en chemin, il se plia pratiquement en deux et tenta de sonder toutes les directions en même temps. De sa vie, c’était bien la première fois qu’il aurait aimé être un ver de terre !

Dans la salle commune, le chaudron renversé gisait dans les cendres du feu de la cheminée. Le sol était jonché de morceaux de bois. Normal, puisqu’il ne restait plus un seul meuble intact. Même la table en chêne était en piteux état, deux pieds sur quatre cassés et le plateau fissuré.

Les Trollocs avaient ouvert tous les tiroirs, les sortant même de leurs glissières pour les écrabouiller à coups de botte. Le contenu de tous les placards était éparpillé sur le sol, sur ce qui semblait un tapis de neige. En réalité, il s’agissait de farine et de sel – assez facile à dire, quand on voyait les sacs éventrés jetés près de la cheminée.

Quatre cadavres complétaient le tableau. Des Trollocs, bien entendu. Parmi eux, Rand reconnut le premier attaquant tué par Tam – la créature aux cornes de bélier. Les autres monstres lui ressemblaient comme des frères, répugnant mélange de traits humains et de caractéristiques typiquement animales. Les mains quasiment normales des Trollocs les rendaient encore plus horribles. Et si deux d’entre eux portaient des bottes, les deux autres avaient des sabots en guise de pieds.

Rand fixa les dépouilles si longtemps que ses yeux le brûlèrent. Pas un mouvement. Les monstres étaient morts et bien morts – et Tam attendait dans la forêt.

Le jeune homme entra et s’immobilisa, paralysé par la puanteur. Une écurie qu’on n’aurait pas débarrassée du fumier pendant des mois, voilà la seule comparaison qui lui vint à l’esprit ! Des traînées ignobles maculaient les murs, mélange de sang, de fluides impossibles à identifier et d’excréments encore fumants.

En s’efforçant de respirer par la bouche, Rand fouilla parmi les objets répandus sur le sol. Dans un des placards, Tam gardait une outre neuve, et…

Un grincement, dans son dos, fit sursauter Rand. Alors qu’il se retournait, manquant se prendre les pieds dans ce qui restait de la table, il lâcha un gémissement de terreur à travers ses dents serrées – une chance que ses mâchoires soient soudées l’une à l’autre, sinon sa denture aurait donné un concert de castagnettes.

Un des Trollocs se relevait, son museau de loup saillant sous ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Un regard froid, détaché et pourtant indéniablement humain…

Ses oreilles pointues frémissant sans cesse, le monstre aux sabots de chèvre enjamba le cadavre d’un de ses compagnons. Comme les autres, ce Trolloc portait une cotte de mailles qui émettait un bruit étrange en frottant contre son pantalon de cuir, et une épée à la large lame recourbée pendait sur sa hanche gauche.

Il marmonna dans sa langue quelques mots incompréhensibles, puis passa à celle de Rand :

— Les autres partis, mais Narg rester. Narg intelligent.

Sortant d’une gorge qui n’était pas conçue pour les prononcer, ces mots simples demandaient à Rand un gros effort de compréhension. Le ton du monstre était apaisant, semblait-il, mais ça ne suffisait pas à faire oublier les crocs jaunâtres que dévoilaient ses babines chaque fois qu’il grognait une syllabe.

— Narg savoir qu’humain revenir. Alors, attendre… Toi pas besoin d’épée. La poser !

Avant que le Trolloc en parle, Rand n’avait même pas conscience qu’il brandissait à deux mains l’arme de son père, visant le ventre de son agresseur.