— Narg pas te blesser, dit le monstre au torse et aux bras deux fois plus gros que ceux de maître Luhhan. Toi poser arme !
Sur le dos des mains de Narg, les poils longs et denses évoquaient plutôt de la fourrure ou des crins…
— Recule ! lança Rand d’une voix qu’il aurait voulue bien plus assurée. Pourquoi cette attaque ? Oui, pourquoi ?
— Vlja daeg roghda ! répondit Narg avec un rictus qui dévoila plus encore ses crocs. Poser épée. Le Myrddraal veut te parler.
Une émotion stupéfiante passa furtivement sur le visage du monstre. De la peur !
— D’autres revenir et toi parler au Myrddraal. (Sa main se posant sur la poignée de son épée, Narg avança d’un pas.) Poser ton arme !
Rand passa la langue sur ses lèvres plus sèches que du vieux parchemin. Un Myrddraal ! Les monstres sortis des légendes abondaient, ce soir… Si un Blafard arrivait, les Trollocs auraient presque l’air inoffensifs, par contraste.
Le jeune homme devait fuir sans perdre de temps. Mais si le Trolloc dégainait son arme, il n’aurait pas une chance de s’en tirer. Se forçant à sourire, il souffla :
— D’accord, d’accord… (Tout en serrant plus fort la poignée de son arme, Rand baissa les bras.) Je parlerai au Myrddraal.
Sans crier gare – et à une incroyable vitesse – le Trolloc bondit sur sa proie. Par réflexe, Rand releva les bras.
Le monstre le percuta, l’envoyant s’écraser contre un mur. Le souffle coupé, Rand glissa vers le sol, son adversaire toujours sur lui. Pour éviter ses mâchoires assassines et ses mains d’étrangleurs, le jeune homme se débattit de toutes ses forces.
Le Trolloc eut un étrange spasme et s’immobilisa. Sonné par le choc contre le mur et coincé par le poids du cadavre, Rand resta un moment sans bouger. Un cadavre ? Oui, incontestablement. Une bonne longueur d’acier dépassait du dos de Narg. La dérisoire manœuvre défensive de Rand avait payé, finalement. La chemise et le visage empoissés de sang, le jeune homme se demanda un moment s’il n’allait pas vomir. Pas encore remis de sa terreur, il tremblait de tous ses membres. En même temps, il éprouvait un intense soulagement à l’idée d’être toujours en vie.
Mais d’autres Trollocs devaient venir. Avec un Myrddraal – autrement dit, un Blafard. Selon les légendes, les Blafards, hauts de plus de vingt pieds, avaient des yeux de feu et galopaient sur les ombres qui leur tenaient lieu de montures.
Rand devait se dépêcher de trouver ce qu’il lui fallait, histoire de pouvoir filer ensuite sans demander son reste.
Mobilisant toute sa force, il se dégagea du cadavre et faillit hurler de terreur quand deux grands yeux écarquillés se rivèrent sur lui. Mais c’était le regard de la mort, finit-il par comprendre, et il ne risquait rien pour le moment.
Après s’être essuyé les mains avec un chiffon – en réalité, une des chemises de Tam déchirées dans la tourmente – Rand saisit la poignée de son épée et la dégagea du cadavre. Dès qu’il eut nettoyé la lame, il jeta le « chiffon » sur le sol – avec une pointe de culpabilité, cependant.
Mais l’heure n’est pas à la propreté ! pensa-t-il avant d’éclater d’un rire hystérique qu’il étouffa en serrant de nouveau les mâchoires. Même en y consacrant tout son temps, il semblait impossible de nettoyer assez bien la maison pour la rendre de nouveau habitable. Sans parler de la puanteur, qui devait déjà imprégner les poutres. Mais ce n’était vraiment pas le moment de songer à ça.
Il est peut-être déjà trop tard pour songer à autre chose, qui sait ?
Rand aurait parié qu’il oubliait des dizaines d’objets susceptibles de lui être utiles. Mais Tam l’attendait, et les Trollocs risquaient de revenir d’un moment à l’autre. Se laissant guider par son instinct, le jeune homme alla récupérer des couvertures, à l’étage, et du linge propre pour bander la blessure de son père. Il prit aussi leurs capes et leurs vestes, trouva l’outre qu’il emportait lorsqu’il conduisait les moutons au pâturage et ajouta une chemise propre à sa collecte. Pour le moment, il n’avait pas le temps de se changer, mais il entendait bien se débarrasser au plus vite de sa chemise tachée de sang.
Le sac qui contenait l’écorce de saule et les autres médicaments reposait hélas au milieu d’un tas d’immondices sanglantes qu’il ne put pas se résoudre à toucher.
Le baquet apporté par Tam était toujours là où il l’avait posé, près de la cheminée. Par miracle, son contenu n’était pas souillé. Après avoir rempli son outre, Rand se lava les mains avec le reste de l’eau. Puis il fit un ultime tour de ce qui avait toujours été son foyer. Avisant son arc, il voulut le ramasser, mais constata qu’on l’avait cassé en deux à l’endroit le plus épais. Puisqu’il en était ainsi, ce qu’il avait récupéré jusque-là suffirait. Une fois qu’il eut tout entassé sous le porche, il retourna dans la salle commune et ramassa une lanterne à demi cassée qui contenait encore de l’huile. Quand il l’eut allumée avec une bougie, il ferma les volets – à cause du vent, en partie, mais surtout pour que tout ait l’air normal – puis il sortit, la lanterne dans une main et l’épée dans l’autre. Qu’allait-il trouver dans l’étable ? Après ce qui s’était passé dans la bergerie, il ne se faisait guère d’illusions. Mais pour ramener Tam au village, il aurait besoin de la charrette. Et de Bela pour la tirer.
Les doubles portes étaient ouvertes, celle de droite pendant lamentablement sur ses gonds. À l’intérieur, tout semblait normal de prime abord. Mais les portes des stalles avaient été arrachées, Bela et la vache manquant à l’appel. Au fond de la bâtisse, la charrette gisait sur le flanc, presque tous les rayons de ses roues brisés comme du petit bois. Un des bras d’attelage était également cassé.
Rand ne put plus lutter contre un sentiment d’impuissance et de désespoir. Même si Tam était en état d’être déplacé, il doutait d’avoir la force de le porter jusqu’au village. De toute façon, être secoué risquait de le tuer plus vite encore que la fièvre. Pourtant, il n’y avait rien d’autre à faire. Rester ici ne servait plus à rien, désormais.
Alors qu’il se détournait pour sortir, Rand avisa le bras d’attelage cassé qui gisait sur le sol couvert de paille. Pour la première fois depuis le début de l’attaque, il eut un sourire sincère.
Posant la lanterne et l’épée sur le sol, il plaqua son épaule contre le flanc de la charrette et poussa afin de la faire basculer sur l’autre côté – celui où se trouvait le bras d’attelage intact. Quand il eut réussi, il ramassa l’épée et commença à jouer les bûcherons. À sa grande satisfaction, des copeaux de bois volèrent aussitôt dans les airs et le travail avança aussi vite que s’il avait utilisé une hache.
Lorsque le bras d’attelage tomba sur le sol, Rand baissa les yeux sur la lame et constata qu’elle n’était même pas émoussée. Sur un bois si vieux et si dur, le tranchant de hache le mieux aiguisé aurait souffert, c’était une certitude. Cette lame, en revanche, semblait aussi affûtée qu’avant. Passant un pouce sur le fil, il dut le porter très vite à sa bouche après l’avoir entaillé. L’épée restait aussi coupante qu’un bon rasoir.
Là encore, Rand n’avait pas le temps de s’appesantir sur le phénomène. Après avoir éteint la lanterne – ficher le feu à l’étable aurait été le bouquet, après tant de malheurs –, il souleva les deux bras d’attelage et retourna prendre ce qu’il avait entreposé devant la maison.
Tout ça faisait une charge non négligeable. Pas si lourde que ça, à vrai dire, mais encombrante et trop encline à lui glisser des bras pour que sa progression à travers le champ labouré soit de tout repos. Une fois dans la forêt, ce fut encore plus pénible, car les bras d’attelage percutaient les troncs, manquant le faire tomber à chaque enjambée. Il aurait été plus facile de les traîner derrière lui mais, avant de laisser une piste si facile à suivre, il préférait attendre le plus longtemps possible.