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Après avoir recouvert Tam avec ce qui lui restait de l’ultime couverture, Rand posa l’outre et ses autres « bagages » sur la civière, puis il se baissa, passa la tête dans le harnais, le mit soigneusement en place sur ses épaules, saisit les deux bouts des bras d’attelage et se redressa. En s’y prenant de cette façon, le poids à tirer n’était pas si terrible que ça. La civière laissant de profondes ornières dans son dos, le jeune homme se mit en chemin vers Champ d’Emond.

Il entendait rejoindre la route de la Carrière et la suivre jusqu’au village. C’était dangereux, bien entendu, parce qu’il serait visible comme le nez au milieu de la figure. Mais s’il se perdait dans la forêt – et c’était plus que probable en pleine nuit – Tam ne bénéficierait jamais des soins dont il avait besoin.

Avec l’obscurité, Rand atteignit la route sans s’en apercevoir. Lorsqu’il vit enfin où il était, sa gorge se serra d’angoisse. Se hâtant de faire demi-tour, il retourna sous le couvert des arbres et s’arrêta pour reprendre son souffle. Le cœur battant la chamade, il s’orienta vers l’est, en direction de Champ d’Emond.

Longer la route à travers le bois, comme il s’apprêtait à le faire, serait beaucoup plus difficile que d’avancer en terrain découvert. Bien sûr, l’obscurité lui compliquerait encore la tâche. Mais marcher en pleine vue, tout compte fait, aurait été de la folie furieuse. L’idée était d’atteindre le village sans croiser de Trollocs et même sans en apercevoir, si ce n’était pas trop demander.

Si les monstres les traquaient toujours, Tam et lui, ils comprendraient tôt ou tard que Champ d’Emond était leur seul refuge possible. Et pour y aller, la route de la Carrière restait le meilleur chemin.

La longer de si près semblait déjà trop dangereux, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement, même si les arbres aux branches déplumées étaient loin de fournir un camouflage suffisant.

Les rayons de lune qui filtraient de cette misérable frondaison fournissaient assez de lumière pour que Rand croie voir où il mettait les pieds. À chaque pas, des racines manquaient le faire tomber et des ronces invisibles lui lacéraient les jambes à travers son pantalon. Les creux et les bosses du terrain, inoffensifs en plein jour, lui tendaient une multitude de pièges et il tempêtait intérieurement chaque fois que la terre se dérobait sous ses pas ou formait au contraire un monticule qui menaçait de l’envoyer s’étaler de tout son long sur le sol rocheux.

À chaque cahot, Tam cessait de marmonner pour gémir de douleur.

Ignorant d’où pouvait venir le danger, Rand sondait les ténèbres jusqu’à s’en faire mal aux yeux. Tendant l’oreille plus que jamais dans sa vie, il sursautait en entendant craquer la plus petite brindille. Et quand il captait un bruissement d’aiguilles de pin, il s’arrêtait carrément, tous les sens aux aguets, attendant pour repartir d’être sûr que le vent seul en était responsable.

Au bout d’un moment, alors qu’une bise mordante se jouait de sa cape et de sa veste, Rand eut l’impression de ne presque plus sentir ses bras et ses jambes. Le poids de la civière et du blessé, si anodin au début, menaçait à présent de le faire basculer en arrière. Et s’il titubait, ce n’était plus obligatoirement à cause d’obstacles invisibles. Avancer sur un terrain accidenté en tractant une charge considérable semblait devoir le vider de ses forces plus vite que prévu.

Mais depuis quand n’avait-il pas pris de repos ? Le matin, il s’était levé avant l’aube pour s’acquitter de toutes ses corvées. Avant même de partir pour Champ d’Emond, il avait accompli l’équivalent d’une journée de travail. Un soir normal, il aurait été installé devant la cheminée, se régalant d’un livre avant d’aller se coucher. Là, il tremblait sous les assauts du froid et son estomac, en grommelant avec insistance, lui rappelait qu’il n’avait plus rien avalé depuis les tranches de pain d’épice de maîtresse al’Vere.

Quel crétin il était de n’avoir pas pris un peu de nourriture avant de quitter la ferme ! Quelques minutes de plus ou de moins n’auraient rien changé. Juste le temps de trouver du pain et du fromage. Ça n’aurait sûrement pas suffi pour que les Trollocs lui tombent dessus. Au moins, il aurait pu emporter une miche de pain… Bien entendu, dès qu’il atteindrait l’auberge, maîtresse al’Vere insisterait pour lui offrir un repas chaud. Probablement une portion de son délicieux ragoût de mouton. Avec son pain maison et un torrent d’infusion bien chaude !

— Ils déferlent du Mur du Dragon comme un raz-de-marée, dit soudain Tam d’une voix puissante et vibrante de colère. Sur leur passage, la terre s’imbibe de sang. Combien d’hommes devront mourir pour expier la faute de Laman ?

Rand faillit s’en étaler de surprise. Posant la civière sur le sol, il se dégagea du harnais et constata que celui-ci lui avait laissé sur les épaules une marque profonde. Bougeant les bras pour en chasser l’ankylose, il s’agenouilla près de Tam, s’empara de l’outre et tenta de sonder la route à droite et à gauche sur une bonne trentaine de pas. Dans l’obscurité, rien ne bougeait à part des ombres plus denses que la nuit. Une illusion d’optique, simplement.

— Les Trollocs ne déferlent pas comme un raz-de-marée, papa… En tout cas, pas pour le moment. Bientôt, nous serons en sécurité à Champ d’Emond. Bois donc un peu d’eau…

Tam écarta l’outre d’un geste vif, comme si son bras avait recouvré toute sa vigueur. Puis il prit Rand par le col, le tirant assez prêt de lui pour qu’il sente contre sa joue l’onde de chaleur d’une fièvre dévorante.

— Ces crétins disaient que nous pouvions les balayer comme de vulgaires détritus ! Combien a-t-il fallu de batailles perdues et de cités incendiées pour qu’ils voient enfin la vérité en face ? Alors, les nations se sont de nouveau unies pour repousser la menace.

Tam relâcha sa prise sur le col de Rand et soupira de tristesse :

— En Marath, les champs jonchés de morts dans un silence seulement troublé par les cris des corbeaux et le bourdonnement des mouches. Les tours décapitées de Cairhien brûlant dans la nuit comme des torches géantes… Sur le chemin des Murs Scintillants, ils ont tué, pillé et incendié jusqu’à ce qu’on les repousse enfin. Et sur la route de…

Rand plaqua une main sur la bouche de son père. Quelque chose bruissait non loin de là – un martèlement, plutôt, qui venait de gagner en puissance parce que le vent avait changé de direction. Perplexe, le jeune homme tourna lentement la tête pour tenter de déterminer d’où venait ce phénomène. Du coin de l’œil, il capta un mouvement – et se pencha davantage sur Tam pour mieux le protéger.

À sa grande surprise, il s’avisa qu’il serrait la poignée de l’épée, qui semblait être arrivée comme par magie dans sa main droite. Mais il ne s’étendit pas sur ce « miracle », car toute son attention était rivée sur la route de la Carrière. À croire que c’était l’unique lieu encore réel dans le monde entier.

À l’est, des ombres fluctuantes prirent peu à peu forme pour dessiner la silhouette d’un cavalier suivi par des créatures géantes qui pressaient le pas pour ne pas se laisser distancer par la monture de l’inconnu. Alors que la lumière blafarde de la lune se reflétait chichement sur des fers de lance et des tranchants de hache, Rand n’envisagea pas un instant qu’il puisse s’agir d’un groupe de villageois venant à son secours.

Il savait très bien qui étaient ces silhouettes noires. Il le sentait jusque dans la moelle de ses os, certain de son jugement avant même que le cavalier soit assez près pour qu’il distingue la capuche de sa cape de voyage noire. Un vêtement que le vent ne faisait pas claquer…