» L’enfant couvert par sa cape, mais le vent… La cape envolée, le bébé était déjà bleu de froid. Aurait dû mourir aussi… Mais il pleurait dans la neige… Comment l’abandonner ? Nous n’avions pas d’enfants… et tu en voulais un, je le savais…
» Kari, je suis sûr que tu l’aimeras… Oui, ma chérie, Rand est un très joli nom. Un bon prénom pour un gentil petit gars…
Les jambes coupées, comme si elles venaient de perdre le peu de force qui leur restait, Rand tomba à genoux. Le choc arracha un gémissement à Tam et le « harnais » s’enfonça douloureusement dans les épaules du jeune homme, mais il ne s’aperçut de rien. Si un Trolloc avait bondi devant lui, il se serait probablement contenté de le dévisager en silence.
Sur la civière, Tam marmonnait de nouveau des propos incompréhensibles – une série de grognements qui n’étaient peut-être même plus des mots.
La fièvre, et voilà tout ! pensa Rand.
Les poussées de fièvre favorisaient les cauchemars, c’était bien connu. Et, même sans température, c’était une nuit à faire de mauvais songes.
— Tu es mon père, dit Rand. (Il posa une main sur le front du blessé.) Et je suis ton…
La fièvre avait encore monté. Et pas qu’un peu…
Alors que Rand se relevait péniblement, Tam recommença à murmurer. Refusant d’écouter son délire, le jeune homme avança avec en tête une seule idée : poser un pied devant l’autre et arriver au plus vite à Champ d’Emond.
Mais, dans un coin de son esprit, une petite voix répétait sans cesse :
Tam est mon père… La fièvre le fait délirer, c’est tout. Oui, Tam est mon père. Et il divague à cause de la fièvre.
Au nom de la Lumière ! qui suis-je donc ?
7
Sortis du bois
Une lumière grisâtre apparut alors que Rand avançait toujours péniblement dans le bois de l’Ouest. Au début, il ne s’en aperçut pas, puis il s’étonna que les ténèbres soient déjà en train de se dissiper. Malgré ce que lui disaient ses yeux, il refusait de croire qu’il avait marché toute la nuit sans réussir à rallier Champ d’Emond. Bien entendu, la route de la Carrière en plein jour, avec son sol rocheux, était bien plus simple à négocier que le bois dans l’obscurité. Cela dit – très paradoxalement –, des jours semblaient avoir passé depuis qu’il avait vu le cavalier noir sur la route. Et carrément des semaines depuis que Tam et lui étaient entrés dans la maison avec l’intention de dîner.
Rand ne sentait plus la couverture transformée en harnais qui lui sciait les épaules. Pas de quoi s’étonner, puisque cette partie de son corps était totalement engourdie. S’il en allait de même pour ses pieds, tout ce qui se situait entre les deux souffrait atrocement. À force d’aspirer péniblement de l’air, sa gorge et ses poumons semblaient être en feu, et la faim lui ravageait littéralement l’estomac.
Tam se taisait depuis un bon moment. Rand n’aurait su dire quand il avait cessé de délirer, et il n’osait pas se retourner pour s’assurer de la condition du blessé. S’il s’arrêtait, même une minute, il n’aurait plus la force de repartir. Et même si l’état de Tam s’était aggravé, il ne pouvait rien pour lui, à part continuer à avancer obstinément vers le village. C’était le seul espoir ! Rand tenta d’accélérer le pas, mais ses jambes en plomb ne lui obéirent pas. Épuisé, il ne sentait presque plus le vent et le froid.
Soudain, une odeur de fumée vint lui chatouiller les narines. S’il captait les émanations des cheminées, il ne pouvait plus être bien loin du but. Un sourire se dessina sur ses lèvres – l’ombre d’un sourire, en réalité, car il se rembrunit immédiatement. Il y avait trop de fumée ! Même s’il devait y avoir une flambée dans chaque cheminée de Champ d’Emond, par un temps pareil, l’odeur était trop puissante.
Rand repensa à la colonne de Trollocs, sur la route. Ils venaient de l’est, la direction de Champ d’Emond. Plissant les yeux, le jeune homme tenta de repérer les premières maisons. Prêt à appeler n’importe qui à l’aide – y compris Cenn Buie ou un des lamentables Coplin –, il ne put s’empêcher de penser qu’il aurait de la chance s’il restait quelqu’un encore en mesure de l’aider.
Une maison se découpa soudain entre les branches dénudées des derniers arbres. L’espoir étant l’ultime force capable de le faire avancer, Rand entra en titubant dans le village.
Et là, même l’espoir l’abandonna.
À la place d’une bonne moitié des maisons, il ne restait plus que des ruines. Sur les toits au chaume carbonisé, des cheminées noires de suie se dressaient comme des doigts crasseux sur un treillis de poutres noircies par les flammes. Partout, des colonnes de fumée noire montaient encore des bâtiments incendiés. Souvent en tenue de nuit, des villageois au visage fermé remuaient les cendres. Si certains récupéraient de menus objets, la plupart semblaient trop hébétés pour chercher des « trésors ». Dans les rues s’alignaient les meubles et les équipements que leurs propriétaires avaient pu sauver des flammes. De grands miroirs, des armoires et des commodes voisinaient dans la poussière avec des chaises et des tables sur lesquelles reposaient des ustensiles de cuisine, des draps, des piles de vêtements et toute une variété d’objets personnels.
La destruction avait frappé au hasard. Dans un secteur, cinq maisons demeuraient intactes. Un peu plus loin, un seul bâtiment se dressait au milieu des ruines fumantes de tous ceux qui l’avaient entouré.
De l’autre côté des ponts, les trois grands bûchers de Bel Tine brûlaient sous la surveillance d’un petit groupe d’hommes. Emportés par le vent, des colonnes de fumée noire et de petits tisons ardents volaient vers le nord.
Un des puissants chevaux de maître al’Vere traînait vers le pont aux Chariots, donc en direction des flammes, une masse sombre que Rand ne parvint pas à identifier.
Alors qu’il sortait des bois, Haral Luhhan, le visage noir de suie, se précipita à la rencontre du jeune homme. Une hache de bûcheron dans un de ses énormes battoirs, le forgeron était encore en chemise de nuit, même s’il portait des bottes. Une zébrure rouge sur la poitrine, il devait avoir été tiré du lit au début de l’attaque. S’accroupissant près de Tam, il l’examina rapidement. Les yeux fermés, le père de Rand respirait avec de grandes difficultés.
— Des Trollocs, mon garçon ? demanda maître Luhhan d’une voix enrouée – l’effet de la fumée, très certainement. Ici aussi… Oui, ici aussi… Au fond, nous avons eu beaucoup de chance, je crois… Ton père a besoin de soins. Où est donc la Sage-Dame ? Mais voilà Egwene !
Les bras chargés de draps découpés pour faire office de pansements, la jeune fille courait en regardant droit devant elle, ses yeux écarquillés paraissant encore plus grands à cause de larges cernes. Quand elle vit Rand du coin de l’œil, elle s’arrêta net et prit une inspiration saccadée.
— Non, Rand, pas ton père ! Est-il… ? Non, alors viens, il faut que Nynaeve le voie !
Trop épuisé et choqué, Rand ne parvint pas à parler. Toute la nuit durant, il avait pensé à Champ d’Emond comme à un havre où Tam et lui n’auraient plus rien à craindre. Et maintenant, devant la jeune fille à la robe maculée de suie, il ne savait plus où il en était et notait comme un idiot des détails qui n’avaient aucune importance. Egwene avait fermé de travers les derniers boutons de sa robe et ses mains, bizarrement, étaient immaculées. Comment pouvaient-elles être propres alors que les joues de la jeune fille disparaissaient sous une couche de suie ?