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— Le bourgmestre saura que faire, souffla-t-il en soulevant de nouveau la civière. Oui, il saura !

Bran al’Vere avait réponse à tout. Avec l’obstination d’un garçon de Deux-Rivières, Rand se dirigea vers l’Auberge de la Cascade à Vin.

Un autre cheval de maître al’Vere dépassa Rand, sa longe attachée aux chevilles d’un grand cadavre enveloppé d’une couverture crasseuse. Des bras couverts de crins dépassaient de ce linceul douteux dont un coin soulevé laissait apercevoir une corne de bélier.

Deux-Rivières n’était pas l’endroit où les légendes devaient devenir réelles dans toute leur horreur ! Si les Trollocs avaient une place quelque part, c’était dans le monde extérieur, là où les faux Dragons, les Aes Sedai – et la Lumière savait quoi d’autre – sortaient des récits des trouvères pour devenir de terrifiantes réalités. Deux-Rivières et Champ d’Emond n’avaient rien à voir avec tout ça.

Alors qu’il traversait la place Verte, des villageois appelèrent Rand – certains depuis les ruines de leur maison – pour savoir s’il avait besoin d’aide. Le jeune homme les entendit à peine, même ceux qui marchèrent un moment à ses côtés tout en l’interrogeant. Sans vraiment y penser, il réussit à répondre qu’il avait la situation bien en main et se débrouillerait tout seul. Quand ils le quittaient, souvent l’air très inquiets, disant qu’ils allaient lui envoyer Nynaeve, Rand se contentait de hocher distraitement la tête. Une seule idée avait droit de cité dans son esprit : Bran al’Vere serait en mesure d’aider Tam. Comment ? Il n’en savait rien, mais les ressources du bourgmestre étaient inépuisables.

L’auberge avait échappé presque entièrement au cataclysme qui venait de détruire la moitié du village. Des marques noires maculaient bien les murs, mais le toit de tuile rouge étincelait comme d’habitude au soleil. En revanche, il ne restait presque rien du chariot de maître Fain. Des roues carbonisées, un cadre de bois noirci et de grands arceaux arrachés – sans parler des fixations de la bâche entièrement dévorée par les flammes.

Assis en tailleur sur les antiques fondations, Thom Merrilin égalisait avec une petite paire de ciseaux les bords légèrement roussis de sa cape multicolore. Voyant approcher Rand, il posa le vêtement et l’instrument. Sans demander s’il avait besoin d’aide, il sauta de son perchoir et s’empara de l’extrémité libre de la civière.

— On entre ? Bien sûr, bien sûr… Ne t’inquiète pas, mon gars, votre Sage-Dame s’occupera de lui. Depuis des heures, je la regarde travailler, et elle est très compétente. Une main sûre et de solides connaissances… Tu sais, ça pourrait être pire. Il y a eu des victimes, cette nuit… Pas beaucoup, peut-être, mais une seule serait déjà de trop pour moi. Le colporteur a disparu, et ça, c’est un coup dur. Les Trollocs dévorent tout ce qui leur tombe sous les crocs. Tu devrais remercier la Lumière que ton père soit encore en vie et puisse bénéficier des soins de la Sage-Dame.

Mon père, oui, c’est bien mon père…, pensa Rand.

Il se ferma au monde extérieur, réduisant la voix du trouvère à un murmure qui ne lui sembla pas plus important que le bourdonnement d’une mouche. Les témoignages de sympathie et les déclarations réconfortantes lui étaient insupportables et le resteraient tant que Bran al’Vere ne lui aurait pas dit ce qu’il fallait faire pour sauver Tam.

Arrivé devant l’auberge, Rand s’immobilisa, stupéfié. Sur la porte, sans doute dessinée avec un morceau de bois carbonisé, s’affichait l’image d’une grosse larme noire en équilibre sur sa partie la plus fine. Après tant d’événements hors du commun, le jeune homme ne s’étonna pas de voir le Croc du Dragon stigmatiser ainsi l’Auberge de la Cascade à Vin. Même s’il ne voyait pas pourquoi quelqu’un aurait eu envie d’accuser Bran et sa famille de faire le mal – ni d’attirer le mauvais œil sur l’établissement –, la nuit passée l’avait convaincu que tout était possible et qu’il ne fallait s’ébahir de rien.

Une ferme poussée du trouvère ramena Rand à la réalité. Ouvrant la porte, il entra sans hésiter davantage.

À l’exception notable de Bran al’Vere, la salle commune était déserte – et glaciale, car personne n’avait pris le temps d’allumer un feu dans la cheminée. Assis à une table, le bourgmestre trempait sa plume dans un encrier. Le front plissé de concentration sous sa couronne de cheveux grisonnants, il regardait fixement une feuille de parchemin. Vêtu d’une chemise de nuit fourrée à la hâte dans la ceinture de son pantalon, une configuration qui lui boudinait encore la taille, Bran al’Vere, sans bottes ni chaussettes, se grattait distraitement la plante d’un pied avec le gros orteil de l’autre. Vu la crasse qui lui montait jusqu’aux chevilles, il avait dû sortir plus d’une fois sans prendre le temps de se chausser – un oubli assez étonnant, par un froid pareil.

— Que veux-tu ? demanda-t-il à Rand sans relever la tête. Sois bref et concis, parce que j’ai une dizaine de problèmes à régler dans la minute qui vient. Sans parler des questions qui devraient avoir trouvé une réponse depuis une heure ! Quand j’ai peu de temps, mon capital patience fond comme neige au soleil. Allons, mon ami, je t’écoute !

— Maître al’Vere, c’est mon père…

Le bourgmestre sursauta.

— Rand ? Tam ? (Bran lâcha sa plume et se releva si vite qu’il en renversa sa chaise.) Au fond, la Lumière ne nous a peut-être pas abandonnés. J’avais peur que vous soyez morts tous les deux. Bela a déboulé au village une heure après le départ des Trollocs. De l’écume à la bouche, haletant comme si elle avait galopé d’une traite depuis la ferme, elle était si troublée que j’ai cru… Mais ce n’est pas le moment de bavarder. Nous allons porter mon vieil ami à l’étage. (Bran écarta le trouvère et souleva la civière.) Maître Merrilin, veux-tu bien aller chercher la Sage-Dame ? Et dis-lui de se dépêcher, si elle ne veut pas avoir affaire à moi. Repose-toi, mon vieux Tam. Tu seras bientôt entre des draps douillets. Allons, trouvère, du nerf !

Thom Merrilin sortit avant que Rand ait le temps de parler.

— Nynaeve ne fera rien… Elle l’a déjà examiné, et elle est impuissante. Je pensais que vous auriez une idée.

Bran dévisagea intensément Rand, puis il secoua la tête.

— On va voir ça, mon garçon, on va voir ça… (Tout à coup, le bourgmestre ne semblait plus si confiant que ça.) D’abord, portons-le dans un lit où il pourra se reposer.

Rand se laissa guider vers l’escalier, au fond de la salle commune. Il refusait de perdre espoir, tentant de se convaincre que Tam se rétablirait, mais il avait du mal à y croire vraiment. Et la réaction du bourgmestre n’arrangeait rien…

À l’étage, sur la partie avant, une demi-douzaine de chambres confortables offraient une vue imprenable sur la place Verte. Le plus souvent, elles étaient louées par des colporteurs ou des visiteurs venus de Colline de la Garde ou de Promenade de Deven. En général, tous les clients, y compris les marchands qui passaient une fois l’an, étaient surpris de trouver un tel confort dans le coin le plus perdu du monde. Trois chambres étant occupées, Bran orienta Rand vers la plus proche de celles qui étaient encore libres.

Dès que le lit eut été ouvert, Tam fut installé sur le doux matelas de plume, des coussins moelleux glissés sous la tête.

Le blessé ne bougea pas et ne gémit pas davantage tandis qu’on le manipulait. Chassant d’un geste négligent les angoisses de Rand, Bran lui conseilla de s’occuper plutôt d’allumer un bon feu, car on gelait dans la pièce inhabitée. Quand il eut ouvert les rideaux afin de laisser entrer la lumière du jour, Bran entreprit de laver le visage de son ami.