Lorsque Merrilin revint, des bûches crépitaient joyeusement dans la cheminée.
— Elle ne viendra pas, annonça le trouvère en foudroyant Rand du regard. Tu ne m’as pas dit que la Sage-Dame l’avait déjà examiné. Bon sang ! elle a failli m’arracher les yeux !
— Je croyais… Eh bien, je n’en sais trop rien… Je pensais que le bourgmestre pourrait la faire changer d’avis… (Rand se tourna vers le propriétaire des lieux.) Maître al’Vere, que puis-je faire ?
L’aubergiste secoua la tête en signe d’impuissance. Désireux d’éviter le regard de Rand, il recommença à humidifier le front de Tam.
— Maître al’Vere, je ne peux pas le regarder mourir sans agir ! (Le trouvère fit mine de parler, mais Rand ne lui en laissa pas le temps.) Avez-vous une idée ? Je suis prêt à tout !
— Je me demandais, intervint enfin Thom Merrilin, si vous saviez, bourgmestre, qui a dessiné le Croc du Dragon sur votre porte. (Le trouvère regarda un moment sa pipe, tassa le tabac du bout d’un index puis, sans l’avoir embrasé, remit le long tuyau entre ses dents.) On dirait que quelqu’un ne vous aime plus, maître al’Vere. Ou déteste vos clients…
Rand regarda l’artiste d’un air dégoûté, puis il se détourna pour contempler le feu. Ses pensées crépitaient comme les flammes et elles se concentraient sur un seul et unique point : il ne renoncerait pas ! Impossible de rester là et de regarder Tam agoniser.
Mon père, oui, mon père !
Dès que le blessé irait mieux, il conviendrait d’éclaircir ce point. D’abord, il fallait vaincre la fièvre. D’accord, mais comment ?
Tandis qu’il fixait le dos de Rand, Bran fit une moue désabusée. Puis il foudroya le trouvère du regard – le genre de manifestation de mauvaise humeur qui aurait fait froid dans le dos à un ours. Mais Thom Merrilin ne broncha pas, comme s’il n’avait rien remarqué.
— C’est l’œuvre d’un Coplin ou d’un Congar, dit enfin Bran. La Lumière seule sait lequel ! Ils sont toute une bande, et ils ne manquent jamais une occasion de médire des gens. À côté d’eux, Cenn Buie est un doux agneau.
— Vous parlez des gens qui sont arrivés en chariot un peu avant l’aube ? Ils n’avaient pas aperçu le bout de l’oreille d’un Trolloc, et une seule chose les intéressait : savoir si les festivités commenceraient bientôt. Comme s’ils ne voyaient pas les ruines, partout dans le village…
— Ceux-là, c’est une branche de la famille… Mais il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Ce crétin de Darl Coplin a passé la moitié de la nuit à demander que j’expulse dame Moiraine et maître Lan du village. Alors qu’ils étaient les seuls en mesure de le défendre.
Même s’il n’écoutait qu’à moitié, Rand se retourna, sa curiosité éveillée.
— Qu’ont-ils donc fait, nos visiteurs ?
— Dame Moiraine a invoqué une lance de feu puis l’a jetée sur les Trollocs. Les arbres n’ont pas résisté, et les monstres non plus !
— Moiraine, vraiment ?
— Elle-même, oui ! Et avec son épée, maître Lan est plus rapide que le vent. Mais même sans arme, il serait redoutable à cause de sa vivacité. On dirait qu’il peut être à dix endroits à la fois. Que la Lumière me brûle, mais je n’y croirais pas si je n’avais pas été dehors pour tout voir de mes yeux.
» La Nuit de l’Hiver commençait à peine… Nous avions les mains pleines de cadeaux et de confiseries, et la tête légère à cause du vin, quand tous les chiens ont aboyé. Soudain, la dame et son compagnon sont sortis de l’auberge en criant que des Trollocs attaquaient. Au début, j’ai cru qu’ils y étaient allés un peu fort avec la bouteille. Ensuite… Eh bien, avant que quiconque ait compris ce qui se passait, ces monstres ont déferlé dans les rues, tuant les gens, incendiant les maisons et poussant des cris à glacer le sang de n’importe qui. (Bran eut un ricanement amer.) Nous avons déguerpi comme des poules affolées jusqu’à ce que maître Lan nous prenne en main.
— Inutile de vous fustiger, dit Thom Merrilin. Vous n’avez rien à vous reprocher. Tous les Trollocs restés sur le carreau n’ont pas été tués par vos deux invités…
— C’est vrai, oui, concéda le bourgmestre. Je continue à avoir du mal à y croire ! Une Aes Sedai à Champ d’Emond, avec maître Lan pour Champion.
— Une Aes Sedai ? répéta Rand. C’est impossible. Je lui ai parlé, et…
— Tu crois qu’elles portent une pancarte autour du cou ? demanda Bran. Et une inscription dans le dos ? « Attention, Aes Sedai, danger de mort ! » (Sans crier gare, il se flanqua une claque sur le front.) Bon sang ! j’ai le cerveau qui ramollit ! Une Aes Sedai ! Tam a une chance, Rand, si tu veux tenter le coup. Je ne peux pas t’inciter à le faire et, à ta place, j’ignore si j’aurais les tripes d’essayer.
— Je suis prêt à tout, s’il y a un espoir.
— Les Aes Sedai ont le don de guérison, mon garçon ! Au nom de la Lumière ! tu as entendu les légendes, pas vrai ? Quand la médecine est impuissante, elles peuvent s’y substituer. Trouvère, tu aurais dû t’en souvenir avant moi. Dans tes histoires, les Aes Sedai sont omniprésentes. Pourquoi n’as-tu rien dit, me laissant me ridiculiser ?
— Je suis un étranger, répondit Thom Merrilin. Maître Coplin n’est pas le seul à refuser d’entendre parler des Aes Sedai. Je préfère de loin que l’idée vienne de vous.
— Une Aes Sedai…, marmonna Rand.
La dame qui lui avait si gentiment souri ? Voilà qui ne tenait pas debout ! L’assistance de ces femmes était souvent un cadeau empoisonné et leurs attentions dissimulaient fréquemment un hameçon, comme les appâts tant prisés par les pêcheurs. Tout à coup, la pièce offerte par Moiraine parut chauffer comme un boulet de charbon dans la poche de Rand. S’il s’était écouté, il se serait débarrassé de sa veste en la jetant par la fenêtre.
— Personne n’a envie de frayer avec les Aes Sedai, mon garçon, dit Bran. C’est la seule chance qui te reste, mais je comprends que tu hésites. Je ne peux pas trancher pour toi mais, jusque-là, je n’ai rien trouvé à redire contre dame Moiraine – enfin, Moiraine Sedai, plutôt. (Bran baissa les yeux sur Tam.) Parfois, mon garçon, il faut savoir jouer son va-tout.
— Certaines histoires sont exagérées, dit Thom Merrilin, un peu à contrecœur. Certaines, pas toutes… Mais quel choix as-tu, jeune homme ?
— Aucun, répondit Rand.
Tam n’avait toujours pas bougé et ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites comme s’il était malade depuis une semaine.
— Je vais la chercher…
— De l’autre côté du pont, à l’endroit où on… hum… s’occupe des dépouilles de Trollocs, dit Thom Merrilin. Mais sois prudent, mon garçon. Les Aes Sedai ont des motivations bien à elles, et il est assez facile de se méprendre.
Quand Rand entendit la dernière phrase, il était déjà dans l’escalier. Pour que le fourreau ne se prenne pas dans ses jambes, il devait tenir en permanence la poignée de l’épée, mais il n’avait pas le temps de s’en défaire. Dévalant les marches, il sortit en trombe de l’auberge, sa fatigue provisoirement oubliée. L’espoir que Tam s’en tire était largement suffisant pour lui faire oublier une nuit blanche. Cette chance viendrait d’une Aes Sedai, et le prix risquait d’être élevé, mais le jeune homme ne voulait pas y penser. Quant à faire face à une Aes Sedai, en sachant qui elle était…
Rand prit une grande inspiration et allongea le pas.
Les feux brûlaient assez loin des dernières maisons, au nord, du côté « bois de l’Ouest » de la route menant à Colline de la Garde. Le vent chassait toujours la fumée loin du village. Pourtant, une ignoble puanteur saturait l’air. Rand faillit vomir quand il comprit d’où elle provenait. Ou plutôt, de quoi… Un étrange usage, pour des feux de Bel Tine. Les hommes qui s’en occupaient s’étaient couvert le nez et la bouche mais, à voir leur teint verdâtre, le vinaigre qui imbibait leur masque ne suffisait pas à les isoler de l’odeur. Et, même dans le cas contraire, ils auraient été malades, parce qu’ils ne pouvaient pas oublier ce qu’ils étaient en train de faire.