– Tandis que toi, tu l'as, le permis. Et t'as déjà conduit des poids lourds.
Camille les regarda l'un et l'autre, incrédule.
– T'as mis du temps à me comprendre, dit Soliman.
– Je n'ai pas envie de te comprendre.
– Alors je t'explique plus à fond.
– Laisse le fond tranquille. Je ne veux pas en entendre plus.
– Ecoute ça, écoule au moins ça: tu conduirais le camion, et tu n'aurais à t'occuper de rien d'autre, tu comprends? Juste conduire le camion. Moi et le Veilleux, on se chargerait de tout le reste. Conduire, Camille, on ne te demande que ça, conduire. Tu serais sourde et aveugle.
– Et abrutie.
– Aussi.
– Si j'ai bien saisi l'idée générale, récapitula Camille, je conduirais le camion, toi et le Veilleux seriez assis à mes côtés pour m'encourager, on rattraperait Massart, je lui roulerais dessus par mégarde, le Veilleux lui ouvrirait le ventre depuis la gorge jusqu'aux couilles, manière d'avoir la conscience, au net, on déposerait les bouts dans une gendarmerie et on rentrerait tous ici se restaurer avec un bon bol de soupe au lard?
Soliman s'agita.
– Ce n'est pas exactement ça, Camille…
– Mais disons qu'il y a de ça, termina le Veilleux.
– Trouvez quelqu'un pour conduire la bétaillère, dit Camille. Qui la conduit d'habitude?
– Buteil. Mais Buteil restera aux Ecarts pour s'occuper des bêtes. Et Buteil a une femme et deux enfants.
– Tandis que moi j'ai rien.
– Si tu veux.
– Trouve quelqu'un d'autre pour ton road-movie à la con.
– Ton quoi? demanda le Veilleux.
– Ton roade-mouvie, expliqua Soliman. C'est de l'anglais. Ça signifie une sorte de déplacement sur route.
– Bien, dit le Veilleux, perplexe. J'aime bien comprendre.
– Personne au village ne voudra nous donner un coup de main, Camille, reprit Soliman. Tout le monde s'en branle, de Suzanne. Mais toi tu l'aimais bien. Le gendarme Lemirail aussi, mais on ne peut pas demander ça à Lemirail, pas vrai?
– On ne peut pas, dit le Veilleux.
– Ne joue pas avec les sentiments, Sol, dit Camille.
– Avec quoi veux-tu que je joue? Je suis honnête, Camille: je joue avec tes sentiments et je joue avec ton permis B. Si tu ne nous aides pas, l'âme de Suzanne va rester coincée dans ce fichu marigot puant.
– Ne me casse pas la tête avec ce marigot, Sol. Ressers de l’eau-de-vie et laisse-moi réfléchir.
Camille se leva et alla se poster face à la cheminée éteinte, tournant le dos aux deux hommes. L'âme de Suzanne dans le marigot, Massart en route avec sa folie glabre, les flics immobiles. Ramener Massart, lui ôter les crocs. Oui, pourquoi pas? Conduire le camion, quelque quarante mètres cubes, sur les routes en lacet. Eventuellement.
– C'est un quoi, le camion? demanda-t-elle en se retournant vers Soliman.
– Un 508 D, dit Sol, moins de trois tonnes cinq. T'as pas besoin du permis poids lourd.
Camille reporta son regard vers la cheminée, le silence se réinstalla. Donc, conduire le camion. Sortir Soliman et le Veilleux de la tourmente, apaiser Lawrence et ses loups. Pousser le camion jusqu'aux basques de l'égorgeur. Ridicule. Aucune chance, une vraie foutaise. Alors quoi? Rester ici, attendre les nouvelles, manger, boire, s'occuper des drames inexpliqués des campagnols, attendre Lawrence. Attendre, attendre. S'emmerder. Craindre. Verrouiller le soir de peur de voir surgir Massart. Attendre.
Camille revint à la table, prit son verre, trempa ses lèvres.
– Le camion m'intéresse, dit-elle. Suzanne m'intéresse, Massart m'intéresse, mais pas sa dépouille. Je le rapporte entier ou je ne le rapporte pas. A vous de voir. Si je prends le camion, Massart revient intact, en supposant qu'on ait la moindre chance de le retrouver. Sinon, vous le rapportez en bouillie de poils si ça peut vous détendre, mais sans moi.
– Tu veux dire qu'on le remet gentiment aux flics? dit Soliman d'un air peiné.
– Ce serait légal. Fendre un type en deux morceaux dépasse le seuil de violence consenti entre voisins.
– Nous, on s'en branle du plafond légal, dit le jeune homme.
– Je suis au courant. C'est pas la question de la loi. C'est la question de la vie de Massart.
– Ça revient au même.
– En partie.
– Nous, on s'en branle de la vie de Massart.
– Pas moi.
– T'en demandes trop.
– C'est une question de goût. Massart au complet avec moi ou Massart en bouillie sans moi. Je ne suis pas portée sur la bouillie.
– On avait compris, dit Soliman.
– Bien sûr, dit Camille. Je vous laisse réfléchir.
Camille s'assit devant son synthétiseur et mit son casque. Elle pianota pour la forme, l'esprit surchauffé, à mille lieues des campagnols en blouse. Courir après Massart? Tout seuls comme trois égarés? Qu'est-ce qu'ils étaient d'autre que trois égarés?
Soliman fit un signe de la main, Camille ôta son casque, revint à la table. C'est le Veilleux qui prit la parole.
– Jeune fille, dît-il, vous avez déjà écrabouillé des araignées?
Camille serra le poing et le posa sur la table, entre Soliman et le Veilleux.
– J'ai écrabouillé des wagons d'araignées, dit-elle, j'ai bousillé des centaines de nids de guêpes et j'ai anéanti des fourmilières entières en les jetant dans le fleuve avec cinq kilos de ciment prompt aux pieds. Et je ne discute pas de la peine de mort avec deux tarés comme vous. C'est non, ce sera toujours non, et mille ans après votre mort.
– Deux tarés, tu dis? dit Soliman.
– C'est ce qu'elle dit, dit le Veilleux. Fais pas répéter.
– Répète, Camille?
– Deux cons, deux tarés.
Sol allait se lever quand le Veilleux lui mit la main sur le bras.
– Respect, Sol. Cette jeune femme n'a pas tort. Considère bien qu'elle n'a pas tort. Marché conclu, dit-il en se retournant vers Camille et en lui tendant la main.
– Pas de bouillie? demanda Camille, méfiante, sans tendre sa main.
– Pas de bouillie, répondit le Veilleux de sa voix sourde en reposant sa main.
– Pas de bouillie, répéta Soliman de mauvaise grâce.
Camille hocha la tête.
– Quand est-ce qu'on part? demanda-t-elle.
– On enterre ma mère demain. On part dans l'après-midi. Buteil aura préparé le camion. Viens demain matin.
Les deux hommes se levèrent, Soliman en souplesse, le Veilleux tout en raideur.
– Un truc, dit Camille. Un détail du contrat à régler. Rien ne dit qu'on trouvera cet homme. Si après dix jours, trente jours, on n'est parvenus à rien, qu'est-ce qu'on fait? On ne va pas lui coller au cul toute la vie, si?
– Toute la vie, jeune fille, dit le Veilleux.
– Ah bien, dit Camilie.
XV
Toute la nuit, Camille dormit d'un sommeil de surface, l'esprit en alerte, avec la conscience d'un petit truc qui clochait. Elle sut en ouvrant les yeux que c'était un gros truc qui clochait. Elle avait accepté la veille au soir de lancer la bétaillère de Suzanne aux basques d'un assassin. Elle entrevoyait ce matin les défauts majeurs de l'entreprise: niaiserie du projet, danger de l'exécution, désagrément de la promiscuité avec deux types presque inconnus qui n'avaient pas l'air au mieux de leur quiétude.
Maïs étrangement, l'idée d'annuler tout bonnement son engagement de la veille ne l'effleura même pas. Elle se prépara au contraire avec le sérieux et la vigilance de ceux qui préméditent un coup difficile. Le coup en question, dans sa simplicité balourde, présentait un avantage unique mais décisif, celui de bouger. Courir après Massart, même naïvement, était préférable à l'attendre ici sans remuer, même intelligemment. Cette attirance pour le mouvement – pour le mouvement raisonné, car Camille ne savait pas se déplacer sans but – avait la veille emporté sa décision. Sa station immobile à Saint-Victor commençait à nouer son esprit et à porter ses fruits, des fruits un peu fades. Il y avait enfin cette histoire de marigot où s'était coincée l'âme de Suzanne. Camille n'y ajoutait pas plus foi que Soliman lui-même, mais le meurtre de Suzanne et la fuite de Massart faisaient siffler en elle, ainsi qu'entre deux portes ouvertes, un douloureux courant d'air. Et il lui semblait qu'en lançant le camion sur les pas de l'homme et du loup, il y aurait moyen d'arrêter ce souffle.