– “Espérance”, dit-il.
– Allume la radio, coupa Camille. Il n'a pas attaqué dans la nuit de mardi à mercredi, il l'a peut-être fait cette nuit. Cherche une station régionale.
Soliman manœuvra le bouton de la radio pendant un bon moment. Le son allait et venait, l'émission crépitait.
– Putain de montagnes, dit-il.
– Respecte les montagnes, dit le Veilleux.
– Oui, dit Soliman.
Il capta une station, écouta en sourdine, puis monta le son.
– C'est pour nous, murmura-t-il.
– … térinaire qui avait examiné les précédentes victimes s'estime fondé à croire qu'il s'agirait du même animal, un loup de taille peu commune. L'animal avait, on s'en souvient, attaqué plusieurs bergeries au cours des jours passés et causé la mort de Suzanne Rosselin, une habitante de Saint-Victor-du-Mont qui avait tenté de l'abattre. Cette fois, c'est à la Tête du Cavalier, dans le canton de Fours, Alpes-de-Haute-Provence, que le loup aurait, au cours de la nuit dernière, renouvelé ses méfaits, s'en prenant à cinq des brebis du troupeau. Les gardes du Parc naturel du Mercantour s'accordent à croire qu'il s'agirait d'un jeune mâle en quête de territoire et escomptent que d'ici…
Camille tendit vivement le bras pour attraper la carte.
– Montre-moi où est cette Tête du Cavalier, dit-elle à Soliman.
– De l'autre côté du Mercantour, tout au nord. Il a passé le Massif.
Soliman déplia la carte avec de grands gestes, la posa sur les genoux de Camille.
– Là, dit-il, dans les alpages. C'est sur la route rouge, celle qu'il a tracée, à deux kilomètres en retrait de la départementale.
– Il est devant nous, dit Camille. Bon sang, il est huit kilomètres devant nous.
– Merde, dit le Veilleux.
– Qu'est-ce qu'on fait? dit Soliman.
– On lui colle au cul, dit le Veilleux.
– Une seconde, coupa Camille.
Sourcils froncés, elle monta à nouveau le son de la radio qui grésillait en sourdine. Soliman voulut parler mais Camille étendit la main.
– Une seconde, répéta-t-elle.
– … qui, ne le voyant pas revenir, a alerté la gendarmerie. La victime, Jacques-Jean Sernot, retraité de l'Education nationale, âgé de soixante-six ans, a été retrouvée à l'aube, terriblement mutilé, dans un chemin de campagne à proximité du village de Sautrey, dans l'Isère. Son assassin lui aurait ouvert la gorge. Selon sa famille et ses connaissances, Jacques-Jean Sernot était un homme paisible et les circonstances du drame sont pour l'instant inexpliquées. Une enquête a été ouverte par le Parquet de Grenoble qui estime que les éléments perm…
– Ce n'est pas pour nous, dit Soliman en sautant à bas du camion. Sautrey, c'est un petit bled au bout du monde, au sud de Grenoble.
– Comment fais-tu pour connaître tout le pays?
– Le dictionnaire, dit Soliman en soulevant et décrochant sans effort la lourde mobylette suspendue au flanc du camion.
– Montre-moi ça sur la carte, dit Camille.
– Là, dit Soliman en pointant son doigt. Ce n'est pas pour nous, Camille. On ne va pas endosser tous les meurtres du pays. C'est au moins à cent vingt bornes d'ici.
– Peut-être bien. C'est tout de même sur la route de Massart et le type a été égorgé.
– Et après? Égorgé, étranglé, c'est encore la meilleure méthode quand tu n'as pas de flingue. Laisse tomber ce Sernot, ne te disperse pas, ce sont les brebis qui nous intéressent. C'est à la Tête du Cavalier qu'il est passé. Ils ont peut-être vu sa voiture, là-bas.
Soliman poussa la mobylette sur quelques mètres pour la faire démarrer.
– Prenez-moi à la sortie du village, dit-il, je vais faire trois courses. Eau, huile, bouffe. On mangera en route.
“Prévoyance”, dit-il en s'éloignant “Faculté de voir d'avance. Action en conséquence.”
À une heure trente, Camille laissa la bétaillère à l'entrée du Plaisse, le hameau le plus proche des pâturages de la Tête du Cavalier, en bordure de la départementale 900. Le Plaisse comptait une vieille église au toit couvert de tôles, un café et une vingtaine de maisons déglinguées, faites de pierres, de planches et de réparations en parpaings. Le café survivait grâce aux dons des habitants, les habitants survivaient grâce à la présence magnétique du café. Camille espéra qu'une voiture s'arrêtant la nuit en bord de route avait de bonnes chances d'être aperçue.
Le Veilleux poussa la porte du café, la mine hautaine. Il était aux limites de son territoire depuis qu'on avait passé le col de la Bonette et la cordialité n'était pas de mise. Il convenait, avant tout contact éventuel, de tenir l'étranger à distance et de s'en méfier. Il salua le patron d'un signe et son regard balaya la petite pièce sombre où six ou sept hommes déjeunaient. Il s'arrêta dans l'angle sur un homme aux cheveux aussi blancs que les siens, coiffé d'une casquette, voûté, les yeux fixes, le poing serré sur un verre de vin.
– Va chercher du blanc dans le camion, dit le Veilleux à Sol avec un signe de tête. Je connais ce type-là. C'est Michelet, le berger du Seignol, il transhume souvent à la Tête du Cavalier.
Le Veilleux ôta son chapeau avec dignité, prit Camille par la main – la première fois qu'il la touchait – et, un peu altier, se dirigea vers la tabie du berger.
– Un berger qu'a eu une bête égorgée, dit-il à Camille sans la lâcher, c'est plus le même homme. Il sera plus jamais le même homme. Il est changé, et on peut rien y faire. Ça le rend mauvais à l'intérieur.
Le Veilleux s'assit à la table du berger voûté, tout en lui tendant la main.
– Cinq bêtes, hein? dit-il.
Michelet lui lança un regard vide et bleu, où Camille lut un vrai désespoir. Il leva simplement les cinq doigts de sa main gauche, comme pour confirmer, pendant que ses lèvres formaient des mots silencieux. Le Veilleux lui posa la main sur l'épaule.
– Des brebis?
Le berger hocha la tête, serra les lèvres.
– Coup rude, dit le Veilleux.
Soliman entra à cet instant et posa la bouteille sur la table. Sans un mot, le Veilleux prit le verre de Michelet, en vida le contenu par la fenêtre ouverte d'un geste autoritaire et ouvrit sa bouteille de blanc.
– Tu vas en avaler deux verres, dit-il. On causera après.
– Parce que tu veux causer?
– Ouais.
– C'est pas tous les jours.
– Non. C'est pas tous les jours. Bois.
– C'est du Saint-Victor?
– Ouais. Bois.
Le berger avala deux verres ballons et le Veilleux lui en remplit un troisième.
– Celui-là, tu le bois lentement dit-il. Va chercher des verres pour nous, Sol.
Michelet suivit Soliman d'un regard désapprobateur. Il était de ceux qui n'avaient pas encore digéré qu'un Noir se mêlât de la Provence et des moutons. Si c'était ça, la relève, ça allait être propre. Mais il était assez avisé pour la boucler devant le Veilleux, parce qu'à cinquante kilomètres à la ronde, on savait que qui critiquerait Soliman goûterait du couteau du Veilleux.
Le Veilleux acheva de servir la tournée et posa la bouteille sur la table, aussi droite que lui.
– T'as vu quelque chose? demanda-t-il.
– Que ce matin. Quand je suis remonté à l'alpage, je les ai trouvées par terre. Ce salopard les a même pas mangées. Il les a égorgées, voilà tout. Comme si ça l'amusait. C'est une bêle cruelle, le Veilleux, très cruelle.
– Je sais, dit le Veilleux. Elle a eu Suzanne. C'était elle? Tu le jurerais?
– Sur ma tête. Des blessures comme mon bras, dit le berger en remontant sa manche.
– À quelle heure t'es descendu de l'alpage, hier?
– Dix heures.
– T'as vu quelqu'un au village? Une voiture?
– D'étranger, tu veux dire?
– Ouais.
– Personne, le Veilleux.
– Rien sur la route?
– Rien.
– Tu connais Massart?
– Le tordu du mont Vence?
– Ouais.
– Je le vois par-ci par-là, à des messes. Il va pas à l'église par chez vous. Et il vient toujours à la procession de Saint-Jean.