– Bigot?
Michelet détourna le regard.
– Aux Écarts, vous respectez rien, ni Eve ni Adam. Pour quoi tu cherches après Massart?
– Il a disparu depuis cinq jours.
– Il y a-un rapport?
Le Veilleux hocha fa tête.
– Tu veux dire? La bête? dit Michelet.
– On sait pas, justement. On cherche.
Michelet avala une gorgée de blanc, siffla entre ses lèvres.
– Tu l'as pas vu par ici? demanda le Veilleux.
– Pas depuis la messe de l'autre dimanche.
– Raconte pour les processions. C'est un bigot?
Michelet fit une grimace.
– Disons pis que ça. Superstitieux, quoi. Des salamalecs, quoi. On se comprend.
– On se comprend pas tant que ça. Mais je sais ce qu'on dit. Que c'est la viande qui lui aurait monté à la tête. Que son boulot aux abattoirs, ça l'aurait tellement rongé qu'il serait tombé en dévotion.
– Ce que je peux te dire, c'est que le gars aurait mieux fait d'être moine. On dit qu'il a jamais touché une femme.
Le Veilleux resservit une tournée.
– Je l'ai pas vu rater une messe, continua Michelet. Quinze francs de cierges toutes les semaines.
– Ça fait beaucoup, en cierges?
– Cinq, dit Michelet en levant les doigts de la main comme pour les brebis tuées. Il les dispose en M, comme ça, ajouta-t-il en dessinant le motif sur la table. M comme “Massart”, “Mon Dieu”, “Miséricorde”, je sais pas après tout, je lui ai pas demandé. Je m'en cogne. Des salamalecs, quoi. Il fait des pas compliqués dans le déambulatoire, en avant, en arrière, va savoir ce qui se trafique dans sa tête, quelque chose de pas très chrétien, tu peux me croire, et puis il tripatouille le bénitier. Des salamalecs à en plus finir. On se comprend.
– Tu dirais qu'il est cinglé?
– Pas cinglé, mais quand même touché. Quand même touché. Mais gentil. Jamais fait de mal à une mouche.
– Jamais fait de bien non plus, hein?
– Non plus, admit Michelet. Il ne cause à personne, de toute manière. Qu'est-ce que t'en as à foutre qu'il soît perdu?
– On s'en branle qu'il soit perdu.
– Ben alors? Pourquoi lu le cherches?
– C'est lui qu'a bouffé tes brebis.
Michelet ouvrit grands les yeux et le Veilleux lui posa une main ferme sur le bras.
– Garde ça pour toi. Ça reste entre bergers.
– Tu veux dire? Un garou? murmura Michelet.
Le Veilleux fit un signe de la tête.
– Ouais. T'avais rien remarqué?
– Un truc.
– Quoi?
– Il a pas de poils.
Un silence s'établit entre les deux hommes, le temps que Michelet assimile l'information. Camille soupira et vida son verre de blanc.
– Et t'es après lui?
– Ouais.
– Avec eux deux?
– Ouais.
– Je connais pas la fille, dit Michelet d'un air de réprobation.
– C'est une étrangère, expliqua le Veilleux. Elle vient du nord.
Michelet adressa à Camille un signe distant avec sa casquette.
– Elle conduit la bétaillère, ajouta le Veilleux.
Michelet regarda Camille puis Soliman, méditatif. Il trouvait le Veilleux singulièrement entouré. Mais il ne pouvait rien dire. Personne ne disait rien au Veilleux, ni à propos de Soliman, de Suzanne, des femmes ou de quoi que ce soit d'autre. A cause du couteau.
Michelet le regarda remettre son chapeau en place, se lever.
– Merci, lui dit le Veilleux avec un bref sourire. Préviens les bergers. Dis-leur que le loup file vers Test, sur Gap et Veynes, puis qu'il remontera au nord, sur Grenoble. Qu'ils restent la nuit avec les bêtes. Et qu'ils prennent le fusil.
– On se comprend.
– Peut-être bien.
– Comment t'en sais autant sur lui?
Le Veilleux négligea de répondre et se dirigea vers le bar. Soliman sortit pour aller faire de l'eau à la fontaine. Il était deux heures. Camille regagna le camion, s'installa sur son siège, alluma la radio.
Un quart d'heure plus tard, elle entendit Soliman enrouler le tuyau de la pompe à l'arrière du camion, et le Veilleux fourgonner dans les bouteilles de blanc. Elle quitta la cabine, grimpa dans le camion, s'assit sur le lit de Soliman.
– On quitte ce patelin, dit le Veilleux en s'asseyant en face de Camille. Personne a vu personne. Pas de Massart, pas de voiture, pas de loup.
– Que dalle, confirma Soliman en s'asseyant à son tour aux côtés de Camille.
La chaleur montait dans la bétaillère. Les bâches étaient relevées au-dessus des claires-voies, laissant passer un faible courant d'air. Soliman regardait les mèches de cheveux se soulever sur le cou de Camille, comme une respiration.
– Il y aurait bien un truc, dit Soliman. Ce qu'a dit Michelet.
– Michelet est un rustre, dit le Veilleux avec hauteur. Il a été discourtois avec la jeune femme.
Il sortit son tabac, prépara trois cigarettes. Il lécha plusieurs fois le papier, colla, et en tendit une à Camille. Camille la porta à ses lèvres, avec une pensée pour Lawrence.
– Ce qu'il a dit de la bigoterie de Massart, reprit Soliman, son affaire de cierges. Possible que Massart ne puisse pas se passer des églises ni des cierges, surtout quand il a tué. Possible qu'il en ait planté quelque part en expiation.
– Comment tu saurais que c'est ses cierges?
– Michelet dit qu'il les plante par cinq, en forme de M.
– Tu comptes faire toutes les églises sur la route?
– Ce serait un moyen de le localiser. Il ne doit pas être très loin d'ici. Dix, quinze kilomètres à tout casser.
Camille réfléchit en silence, les bras sur les genoux, tirant sur sa cigarette.
– Moi, dit-elle, je crois qu'il est loin. Je crois que c'est lui qui a tué le retraité dans ce village de Sautrey.
– Bon sang, dit Soliman, ce n'est pas le seul cinglé du pays. Qu'est-ce que tu veux qu'il ait à faire de ce retraité?
– Ce qu'il a eu à faire de Suzanne.
– Suzanne l'avait percé, et il l'a piégée. Pourquoi veux-tu qu'un retraité de l'Isère ait percé le loup-garou?
– Il a pu le surprendre.
– Le vampire ne tue que des femelles, bougonna le Veilleux. Massait ne s'intéresserait pas à des vieux types. Pas du tout, jeune fille.
– Oui. C'est ce que dît Lawrence aussi.
– Alors c'est réglé, dit Soliman. On va fouiller les églises.
– Moi, je vais à Sautrey, dit Camille, en écrasant sa cigarette sur le sol noir de la bétaillère.
– Eh, dit Soliman. Pas par terre.
Camille ramassa le mégot et le balança par la claire-voie.
– On ne va pas à Sautrey, dit Soliman.
– On y va, parce que c'est moi qui conduis. J'ai pris les informations de deux heures. Sernot a été égorgé d'une manière particulière, déchiré à la gorge avec on ne sait quoi. Ils parlent d'un chien errant. Ils n'ont pas encore fait de lien avec le loup du Mercantour.
– Ça change pas mal de choses, murmura le Veilleux.
– Quelle heure c'était? demanda Soliman en se levant.
– Ça ne peut pas être avant trois heures. Les brebis ont été égorgées ici vers deux heures du matin, parole du vétérinaire.
– Ils n'ont pas précisé.
– Et le type? Qu'est-ce qu'il faisait dehors?
On va aller demander, dit Camille.
XXII
Pour atteindre Sautrey, Camille dut faire grimper la bétaillère vers un nouveau col. Mais la route était moins ardue, plus large, plus droite, les tournants plus amples. La montagne avait perdu ses derniers lambeaux de Provence et, dix kilomètres avant le col de la Croix-Haute, ils étaient entrés dans une zone de brume froide et cotonneuse. Soliman et le Veilleux pénétraient en terre étrangère et ils l'examinaient avec intérêt et hostilité. La visibilité était réduite, le camion progressait lentement. Le Veilleux jetait des coups d'oeil hautains aux maisons basses et longues, aplaties sur les versants sombres. Camille passa le col à quatre heures et atteignit Sautrey une demi-heure plus tard.
– Des tas de bois, des tas de bois, marmonna le Veilleux. Qu'est-ce qu'ils foutent avec tout ce bois?