Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé alors par la reine Isabeau.
Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque, hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions de la Ville et du Temple.
Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien entendu.
En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en enlever l'alliage.
Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette, appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.
Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.
Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à la rue de la Perle.
Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.
On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un enfant d'un jour.
C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.
Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé l'assassinat du duc d'Orléans.
Depuis longtemps, il le méditait.
Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège de vendre sans droits.
Le 17, la maison était trouvée et livrée.
C'était la maison de l'_Image Notre-Dame_, située vieille rue du Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une niche au-dessus de la porte.
L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi; l'histoire n'a pas conservé son nom.
L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.
Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même table.
Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine, et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de Saint-Denis,-dolorem studens mitigari,-lorsque tout à coup le valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire au prince que le roi le demandait à l'instant même.
Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son crime.
Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.
De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il une partie de sa suite.
Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même cheval, un page et quelques valets portant des torches.
C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce quartier sombre, solitaire et retiré.
Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée, c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une gaie chanson, et jouant avec son gant.
Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter que ce joyeux jeune homme,-le duc d'Orléans était jeune encore, ayant trente-six ans à peine,-sans se douter que ce joyeux jeune homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui était apparue.
Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.
Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit, enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour aller coucher son enfant, elle entendit crier: «À mort! à mort!»
Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.
Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de hache et d'épée.
Et lui criait:
– Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?
Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de hache lui fendait la tête.
Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
– Au meurtre!
Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un geste de menace:
– Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!
Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, et, après l'avoir examiné avec soin, dit;
– Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.
Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et, sans penser à lui-même;
– Ah! monseigneur mon maître!… dit-il.
Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.
C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par Isabeau.
L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait éteindre les torches et s'en aller.
Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.
Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une oreille à l'autre.
La cervelle en sortait.
Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.
Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.
Mort, tout le monde le pleura.
La France la première.
«Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: «Parce que c'était lui; parce que c'était moi.»
Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme Montaigne:
– Je l'aimais.
La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts et ses vices l'emportassent sur ses vertus.