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Je me jetais à la tête de ceux qui allumaient en moi, sans que je sache pourquoi, une violence tranquille qui me rendait hardie. Le cœur sur la main. L’offrande au bout des lèvres. Je ne savais pas quoi donner, alors je donnais tout.

Appuyée contre le guidon de la moto d’un bellâtre qui enflammait brusquement mon corps de fillette, je lui lançai, pas si innocente que ça : « Emmène-moi sur ta moto et je ferai tout ce que tu voudras. » Il éclata de rire devant la maigreur de ma proposition et en fit grimper une autre plus ronde et plus charnue, une Brigitte Bardot de village qui débordait de partout dans son vichy rose et blanc et savait nouer à la perfection son fichu assorti à la pointe du menton.

Collée contre un apprenti charcutier dans un bal à flonflons du mois d’août, je l’attirai dans une grange, m’allongeai dans la paille et posai sa main sur ma poitrine. Lui aussi recula, rebuté par mon manque d’appas.

J’étais grande ouverte, la bouche affamée de baisers. Je voulais connaître ce désir fou que je reniflais aux pieds de ma mère, m’emparer à mon tour de ce levier puissant qui faisait tourner le monde en multipliant les prétendants. Pour cela, il me fallait au moins un partenaire.

Si, en été, je tombais amoureuse des garçons, le reste de l’année je me jetais à la tête des filles. Puisque je ne pouvais décrocher un amoureux, au moins je me dénicherais une copine, une « meilleure amie » avec qui m’accoupler et me faire les dents sur les sentiments.

Ce n’était pas si facile. Les lois de l’amitié frôlant celles de l’amour à l’âge où tout se mélange encore, où la séduction s’exerce sur n’importe quel sexe pourvu qu’on en ait l’ivresse, je ne faisais jamais l’affaire. On me trouvait toujours « trop » ou « pas assez ».

Je ne connaissais pas les nuances, les dégradés, les soupirs énigmatiques qui engendrent mélancolie et désir, les attitudes de biais où se faufile le trouble, les faux airs, les cils baissés, les longs silences remplis de promesses enfiévrées. Comme les délinquants chevronnés, élevés dans la violence, je ne connaissais de la vie que la simplicité de la brutalité, la prise de butin et le rapt des cœurs. Et je m’étonnais de rencontrer si peu de succès auprès de mes petites camarades. C’est qu’il existait une autre manière d’aimer. Et quelle était-elle ? Pourquoi étais-je la seule à l’ignorer, à ne pas savoir y faire, à cheminer sans une main amie dans les rangs ? La seule à brûler d’un feu intérieur que je devais contenir faute de pouvoir le partager et qui me faisait parfois sangloter dans le noir de ma chambre. Ma mère, quand elle me surprenait, refermait la porte en soupirant : « Et qu’est-ce que ce sera quand elle sera amoureuse ! »

J’étais amoureuse. Je ne savais pas de qui mais tout mon être réclamait de l’amour, vibrait tendu vers cet embrasement qui m’échappait sans cesse et dont je n’avais pas le mode d’emploi.

Un jour, cependant, j’attrapai un bout de lumière.

Elle s’appelait Nathalie. Elle était brune avec des taches de rousseur, des yeux noirs, des cils si longs, si recourbés que, lorsqu’on se promenait dans la rue, les gens l’arrêtaient pour savoir s’ils étaient vrais ou faux, des cheveux souples et ondulés, courts, mousseux, une bouche en accent circonflexe, pleine mais petite, un regard de fillette déjà maltraitée par la vie mais arrogante et dure. Une coriace savante et blessée.

Je l’aimais d’un amour brutal, dévastateur. Je lui proposai de m’ouvrir les veines pour elle, de courir le monde pieds nus à ses côtés, de convoquer les orages et la foudre, de lui servir de souffre-douleur, de la couvrir de lis et de glaïeuls. À chaque refus, je préméditais le pire, à chaque sourire, je me reprenais à espérer. Elle me considérait avec pitié et condescendait, de temps en temps, à être ma copine. De temps en temps seulement car elle était volage et en aimait une autre. J’étais très malheureuse. Je souffrais mais ça ne m’empêchait pas de jouer au ballon prisonnier, de manger des craies, de déclencher des chahuts, de sauter à la corde, de me pâmer devant le tee-shirt rouge de Johnny sur son dernier 45 tours. Je mélangeais allègrement mon amour blessé et mon trop-plein de vie. Ce qui ne plaisait pas du tout à Nathalie qui, un jour, me déclara…

On était allées toutes les deux dans un cagibi où étaient rangées les cartes de géographie. C’est le prof qui nous avait désignées pour chercher celle de l’Italie. Quand j’avais entendu nos deux noms, mon cœur avait bondi. Le temps de me lever de mon bureau, de traverser la classe, le couloir et de me retrouver seule avec elle dans le local à cartes, j’étais déjà triste : le retour était proche et je n’avais que quelques minutes seule avec elle. J’aurais voulu la contempler, la regarder passer sa langue sur ses lèvres ou parler en battant l’air de sa main droite. Elle battait toujours l’air de sa main droite quand elle parlait, comme si elle parcourait à vive allure un classeur bien rangé à la recherche d’un document qu’elle était sûre d’avoir archivé et qu’elle ne trouvait plus.

Triste, abattue, donc lointaine, absente, je la regardais à peine, sachant que j’allais la perdre dans un instant. Pas le temps de m’installer dans une dévotion amoureuse et gourmande, de compter ses taches de rousseur ou d’observer la pointe de ses cils, de faire enfler les voiles de mon galion et de l’emmener au bout du monde. Moi, c’est en Italie que j’aurais voulu aller avec elle. Pas dans ce cagibi qui sentait les toilettes proches, et les produits d’entretien au chlore et à la Javel.

On a décroché la carte plastifiée géante en silence, sans chuchoter, sans se pousser du coude, sans échanger le moindre regard coulé et, au moment de sortir du cagibi à cartes, elle a soupiré :

– J’aime quand tu es triste…

Je n’ai rien répondu parce que, sur le moment, je n’ai rien compris.

Je me suis appliquée à rester triste toute la journée et le soir, dans mon cartable, elle avait glissé une invitation à venir goûter chez elle le lendemain. Je poussai des cris de guerrière, cassai ma tirelire, me chargeai de cadeaux et me jetai sur elle quand elle ouvrit la porte. Elle me lança un long regard noir et je compris que je l’exaspérais. On passa l’après-midi à chercher à quoi on pourrait bien jouer. Je redoublai d’exubérance pour vaincre sa résistance mais, plus je me dépensais, plus elle se recroquevillait et m’évitait. Je ne fus plus jamais invitée.

En m’enfermant dans ma tristesse, dans le local à cartes, je m’étais éloignée d’elle, provoquant, dans sa certitude tranquille d’être aimée, une blessure légère, un trouble délicieux qui lui avait suggéré que, peut-être, elle m’avait perdue et qu’il fallait me reconquérir. De l’amour, elle aimait l’incertitude et la souffrance. Dans l’amour, je voulais me fondre, me réchauffer, tout offrir pour tout trouver. Moi qui, d’habitude, la collais, réclamais son attention comme une mendiante insistante, j’avais mis de l’espace entre elle et moi, et cet espace, elle n’y était pas habituée. Je lui avais donné le goût de me convoiter mais n’avais pas su l’entretenir.

Je n’avais pas le temps de découvrir toutes ces nuances délicieuses de l’amour. Dès que je rentrais à la maison, l’ordre brutal de ma mère reprenait le dessus. Débit-crédit, débit-crédit, lamentations et cris, leçons, bain, piano, pâtes à l’eau, et à huit heures et demie : au lit. Elle se penchait à toute vitesse sur nos oreillers, soufflait un baiser qui ne se posait jamais, faisait claquer l’interrupteur et un ordre retentissait : « Dormez maintenant, demain y a école. »

Je n’étais pas toujours cette petite fille qui courait après l’amour et n’en attrapais que des bouts. Il m’arrivait parfois d’être une autre, une inconnue dont la sauvagerie me stupéfiait. Une fois de plus, j’étais troublée et ne comprenais pas.