On marche toutes les deux sur l’avenue. C’est un samedi. Il est convenu que, chaque samedi après-midi, je la promène. Convenu aussi que sa mère me donne un billet en échange. C’est mon argent de poche. J’ai treize ans et je dois le gagner.
Au début, je la promène et la regarde à peine. C’est une petite fille ingrate, le cheveu terne, l’œil qui coule, le teint gris, habillée à bas prix. Elle a les épaules rentrées de celles habituées à recevoir des quolibets, celles qui avancent de biais et aspirent l’air de côté pour ne pas déranger.
Je marche, elle avance près de moi. Nos corps se touchent. J’accélère, elle revient se coller contre moi. Je m’arrête, elle bute dans mes pieds en s’excusant, me lance de longs regards d’adoration muette. En attendant que le feu passe au rouge, elle se blottit contre moi. Je la repousse, elle agrippe mon bras. Je la repousse à nouveau, elle enlève son bras mais reste appuyée contre moi. Comme elle me serre de trop près, je lui demande de marcher devant. « Je t’ai à l’œil, je lui dis, je t’ai à l’œil et t’as intérêt à accélérer, je n’ai pas que ça à faire, moi, si tu crois que ça m’amuse de promener une mioche qui colle, qui suinte et qui est moche. » Elle renifle et marche devant. Elle s’applique, avance plus vite, ses genoux s’entrechoquent, elle veut effacer ce qui provoque ma colère, glisse son mouchoir sur son œil humide, le replie et le met dans sa poche. Le soin méticuleux, un soin d’horloger savoyard, avec lequel elle a replié son mouchoir et l’a fourré dans sa poche déclenche en moi une violence inouïe. Comme si toute ma colère avait trouvé un point d’appui, un alibi pour éclater. Tu aimes plier les mouchoirs, tu aimes ça ? Elle ne sait pas quoi répondre et, dans son regard moite, je lis la peur, la peur qui la met à ma merci, excite mon ardeur, l’immobilise et la prépare à recevoir le coup. Sa peur m’ouvre un immense territoire où je peux exercer ma loi. Je galope dans la pampa et le soleil ne se couche jamais sur mes terres. Je tutoie les rois et brandis mon sceptre. Je prépare le coup. Il ne va pas partir tout de suite. Il faut que je savoure auparavant la chaleur délicieuse qui me remplit, me brûle et m’inonde de plaisir. C’est là, en cet instant, que je découvre le plaisir, le plaisir physique…
Il est là, à mes côtés, l’objet de mon désir, et je ne vais pas l’écraser d’emblée de ma brutalité. Il palpite de terreur. Il a remis son sort entre mes mains et je veux le sentir transpirer, redouter le pire et l’accepter. Je veux palper sa panique, m’en emparer, la goûter, m’en pourlécher. Je me sens forte comme un lion, royale comme une infante enturbannée, et ma vie devient magnifique puisque je tiens entre mes mains une proie palpitante et consentante qui m’appartient, qui se fond en moi, dont je suis l’amante infernale. Une proie qui désormais va payer pour que je la tourmente.
Quand je remettrai l’enfant à sa mère avec un grand sourire, elle me dira : merci, ma petite, tu me rends un immense service en t’occupant d’Annick. Grâce à toi, j’ai pu faire toutes mes courses. Tu dis au revoir et merci, Annick ?
Au revoir et merci, et j’augmente mes prix parce que votre gamine, elle n’arrête pas de faire des bêtises, faut l’avoir à l’œil tout le temps. C’est pas une sinécure, vous savez.
Je la retrouve chaque samedi, j’invente chaque samedi de nouveaux tourments, de nouvelles punitions. Je me rends à nos rendez-vous comme un libertin débauché se penche sur une jeune donzelle, je me prépare, imagine mille sévices, brûle de fièvre, de plaisir contenu, clandestin, et jouis d’exercer mon vice sous les apparences de la charité.
– Allez, viens, petite Annick ! On va se promener et bien s’amuser !
L’enfant me regarde, terrifiée, embrasse sa mère sans rien dire et se livre à moi.
Alors tu vas le manger le mouchoir, tu vas le mettre en entier dans ta bouche, comme ça je ne t’entendrai plus, bon débarras, et garde les yeux baissés, tu n’as pas le droit de me regarder, t’as compris ? Pas le droit de poser les yeux sur moi ! Et si tes pieds touchent une ligne, une ligne du trottoir, je te file une baffe, mocheté ! Et cet œil qui n’arrête pas de couler ! T’as vu comme on te regarde ? C’est vraiment dégoûtant ! Marche devant, je ne veux pas qu’on croie qu’on est ensemble.
Les joues gonflées, l’œil tiré vers le bas et suintant de plus belle, elle avance, elle avance. Tu parles d’une promenade ! Mais jamais elle n’a parlé. Jamais elle ne m’a dénoncée.
On s’était habitués au gros plein de sous. Et il s’habituait à nous. À sa couchette au sous-sol. Aux chèques qu’il gribouillait pour un oui, pour un non. À sa qualité de ver sous terre qui contemple son étoile au balcon.
Il se surveillait moins. Il reprenait des frites, se versait des verres de vin rouge, se laissait tomber en soufflant dans les fauteuils-crapauds du salon, retroussait une jambe de son pantalon jusqu’au genou et se grattait, se grattait sans façon. Il restait là, une jambe couverte, l’autre découverte, exposant un mollet blanc plein de poils et de plaques rouges. On voyait tout mais on ne ricanait plus : il nous donnait des sous. On l’appelait Tonton, il maugréait nos prénoms, changeait nos roues de bicyclette, transportait le sapin de Noël sur son dos, nous offrait des canifs, des bougies, des pelotes de ficelle qu’il rapportait de son magasin, nous apprenait à tricoter des nœuds de marin, à scier des planches pour notre cabane.
De temps en temps, il faisait le beau, troquait sa chemise en nylon pour une plus belle en coton, glissait le peigne sur son crâne chauve, rentrait le ventre dans sa ceinture et proposait à notre mère de boire du Champagne puis d’aller dîner en ville. Elle disait non, elle disait oui, et ils partaient ensemble, elle, grande et élégante, lui trottinant derrière. Ils ne rentraient jamais tard. On entendait les portières de sa voiture claquer, ses pas à elle monter jusqu’au premier, ses pas à lui descendre jusqu’au sous-sol.
Cela aurait pu durer longtemps.
Il s’appelait Henri Armand. Il avait élevé, seul, un enfant, un grand garçon qui, à vingt-quatre ans, poursuivait des études dentaires. Mme Armand était morte écrasée par un autobus anglais alors qu’elle traversait une rue de Londres, les bras tendus vers son aimé, et qu’elle regardait du mauvais côté. Il ne disait jamais Angleterre mais perfide Albion. D’un air sombre et douloureux qui interdisait que l’on fredonne la moindre chanson des Beatles ou des Stones en sa présence. Il portait de larges shorts coloniaux à soufflets, des chemises en lin blanc, une pipe qu’il appelait « ma bouffarde », un chapeau tyrolien, des chaussettes en laine épaisse et des chaussures de marche avec œillets et lacets écossais. Il marchait beaucoup, d’un pas élastique et sûr, le pas d’un homme habitué à dominer le monde.
C’est ce pas-là qui avait séduit ma mère. La première fois qu’il avait gravi les marches en bois du chalet, pendant que Tonton ronflait dans son fauteuil-crapaud et que ma mère se limait les ongles en se demandant si elle mettrait du vernis incolore ou carmin, elle avait levé la tête et m’avait dit émerveillée : « Tu entends ce pas ? C’est le pas d’un homme qui domine le monde. – Moi, je mettrais plutôt de l’incolore, je lui avais dit, l’autre ça fait dame.
– Entends ce pas, entends ce pas, mais… il vient chez nous ! Vite, range tout. » Elle avait escamoté sa lime et caché ses ongles derrière son dos.
Henri Armand dominait le monde. Henri Armand avait un « gros job ». Henri Armand était notre nouveau voisin qui s’en venait présenter ses hommages. Il jeta un œil étonné à Tonton ronflant dans le fauteuil-crapaud. Elle lui fit un signe de gamine joyeuse et l’entraîna sur le balcon en lui murmurant : c’est un vieux cousin, j’ai peine pour lui, mais vous savez, la famille… Il sourit, miséricordieux, et ajouta que la famille, c’était la famille, n’est-ce pas ? Elle frétillait, proposait un café, il ne voulait pas la déranger, il ne faisait que passer, mais non mais non, un Nescafé, c’est vite fait. Puisque vous insistez… mais je n’étais pas venu pour ça. Quel est votre nom déjà ? Je ne l’ai pas saisi. Armand, Henri Armand… Des entreprises Armand ? demandait ma mère, ébahie. Là, à Tara, au pied des Alpes, on lui envoyait son Prince Charmant. Sans alliance au doigt. C’est la première chose qu’elle avait vérifiée avant de lui offrir un café.