Un jour, enfin, elle fit ses valises, enveloppa les enfants dans des manteaux chauds et prit le train pour Paris. Quand il revint, trois jours plus tard, les portes des placards bâillaient sur des étagères débarrassées, les rideaux battaient contre les murs, le frigo était vide.
Sur la table de la cuisine, il n’y avait ni mot ni message.
Rien qu’un trousseau de clés en acier chromé avec de larges dents bien découpées dont un côté tranchant brillait comme un sabre au clair.
L’apparence est la forme qu’empruntent les gens pour que les autres ne les voient pas. Ne devinent pas leur malaise intérieur.
Je me fabriquai donc un personnage gai, volontaire, énergique, coquet, pimpant, pin-pon-pin-pon, toujours prête à donner l’exemple, à me plier aux volontés des uns et des autres afin d’éloigner les éclairs que je sentais sans arrêt sur le point d’éclater entre ces grandes personnes si puériles qu’étaient mes parents et qui n’arrivaient pas à se quitter pour de bon. Mon corps se tordit en une ronde endiablée, ma bouche se déforma en un sourire automatique, mes bras dessinèrent des anneaux que je lançais autour du cou de ceux-là mêmes dont je redoutais les orages. J’ignorais ma colère, la rage qui me prenait contre ces deux-là qui se déchiraient devant nous, pour me consacrer à leur bien-être. Faire revenir la paix. Le temps d’un armistice. J’appris à intervenir comme un pompier affairé, à jeter des seaux de bonne humeur sur leurs mines enflammées.
Je jouais si bien ce personnage de lutin qu’il devint mien. J’étais en perpétuel mouvement de peur qu’un calme menaçant, un silence trouble ne s’installe entre ces deux bêtes fauves aux aguets et ne dégénère en cris, insultes, larmes, envoi de projectiles puis claquement de portes.
Mon père était une proie facile. Il me suffisait de me glisser contre lui quand il écoutait Georges Brassens dans son fauteuil profond et de lui murmurer « petit papa d’amour » pour que son grand corps soupire, qu’un sourire fende sa mine et qu’il m’enveloppe de la pression de ses bras affectueux en me psalmodiant « ma fille, ma si belle, mon amour, ma vie ». Tout son désespoir d’être, son incapacité à tenir le cap de bon père de famille se traduisaient dans la pression bouée de ses bras contre moi. Il s’en remettait à moi. Je me faisais toute petite pour l’attendrir davantage, l’entraîner plus loin vers de riants pâturages, toute molle, toute douce, murmurant « encore, encore, papounet, encore », et je sentais, sous mes mots voluptueux, fondre sa colère, contre lui, contre elle, contre le monde qui n’acceptait pas les règles de son jeu et le prenait, sans arrêt, la main dans le sac. Je me collais contre lui, je ronronnais, j’avais gagné.
Ma mère ne se laissait pas faire. « Si tu crois que je ne vois pas ton manège ! » me lançait-elle dès que je m’approchais. Je me tenais à distance. On s’observait. Elle m’appelait Forza et mettait mon couvert en bout de table.
Ça, c’était quand Jamie était là, sinon elle était plutôt gentille avec moi.
Mes frères et ma sœur avaient décidé, eux, de les ignorer. Ils se bouchaient les oreilles, se bandaient les yeux, se tenaient droits pendant les repas et sortaient de table, la dernière bouchée avalée, glissant le long des murs en une file d’Indiens silencieux. Ils filaient doux et tissaient un voile d’indifférence contre lequel tout ricochait.
Quand papa fut parti, définitivement parti, c’était trop tard pour changer de vie. Chacun y tenait un rôle et j’étais devenue ce petit lutin charmant qui ensorcelait les hommes et menait la danse pour ne pas être scalpée. J’avais enfoui au fond de moi ma rage, mon courroux, mon impuissance à réconcilier mon monde, ma méfiance envers ce beau sentiment qu’on appelait « amour » et qui ressemblait si fort à la guerre.
L’été passait et Gros Job s’incrustait. Le fils Armand avait rejoint le père dans les alpages, après un séjour d’un mois aux States. Encore un mot qui déformait les bouches, les remplissait d’un respect mystérieux et creux. Le père Armand disait States, le fils Armand disait States et bientôt notre mère les imita. On n’entendait plus que ce mot-là, qui revenait comme une référence obligée et allumait dans les regards de ceux qui le prononçaient autant d’étoiles que sur le drapeau américain. Il avait fêté là-bas son vingt-quatrième anniversaire. Dix ans de plus que moi.
Cela ne m’impressionnait guère tant le personnage était falot. Il avait mis toute son énergie à résister pour ne pas reprendre l’affaire de son père et poursuivre ses études dentaires, il ne lui en restait plus pour briller au quotidien, pour s’étaler et prendre possession de son corps. Il était pâle, le cheveu châtain et maigre, la peau blanche piquée de petits boutons rouges, l’œil marron, la poitrine concave et les épaules tombantes. Il ressemblait à un édifice branlant. Si gêné d’exister qu’il semblait continuellement s’excuser de quelque chose. Se lissait les cheveux du plat de la main, frottait ses doigts contre son menton, tirait sur son short ou suçait son col de chemise. Son embarras se trahissait aussi par un ricanement enfantin, presque espiègle, qui éclatait sans raison et surprenait chez un être déjà adulte. Devant son père, il filait doux et acquiesçait, telle une épouse soumise, à toutes ses demandes.
On ne se quittait plus, les Armand et nous. Le seul obstacle à une réunion totale était la présence de Tonton qui dérangeait les plans de notre mère. Elle ne le supportait plus et ne s’en cachait pas. Ouvrait grand les fenêtres quand il était resté trop longtemps dans une pièce, lavait frénétiquement ses draps et ses chemises pour « chasser l’odeur », le morigénait s’il se curait les dents ou mettait les coudes sur la table. De bailleur de fonds il était devenu empêcheur de tourner en rond. Elle ne savait plus comment s’en débarrasser et désespérait d’y parvenir. Plus elle s’énervait, plus il la regardait, rougissant, ébahi, se faisant de plus en plus petit, mais ne cédant pas un pouce de territoire à l’ennemi. Car il avait compris, Tonton. La nuit, dans sa couchette au sous-sol, près de la chaufferie, il ruminait des plans pour évincer son rival et revenir trôner dans le fauteuil-crapaud.
Ma mère commit une faute tactique en espérant l’éliminer sans autre forme de procès. Son sang de boutiquier se révolta. Il calcula ce qu’il avait dépensé en vain. Il n’allait pas tarder à prendre sa revanche, qu’il mitonnait en boudant d’interminables heures, drapé dans son uniforme de quincaillier, les doigts s’agitant sur une calculette imaginaire dont le total lui faisait bouillir le sang et échafauder des stratégies d’éviction.
Alors on le semait. On s’esquivait sur la pointe des pieds, le laissant seul dans le chalet. On partait en randonnée dans les montagnes, on dormait dans des refuges, notre mère nous disait de respirer bien fort l’air pur et étreignait la main de son compagnon. Le fils Armand se rapprochait de ma sœur ou de moi, nous tenait le bras, nous attirait contre lui ou nous soufflait son haleine dans le cou, en lançant des clins d’œil de mâle complicité à nos deux frères qui s’en moquaient et demandaient sans arrêt : quand est-ce qu’on s’arrête ?
On mangeait des fondues arrosées de vin blanc. Maman fermait les yeux et nous vidions les verres. L’apprenti dentiste me faisait boire et je ne me méfiais pas. Il en profitait, tendait une main insistante sous la nappe blanche à carreaux rouges. Je le repoussais en soufflant, bataillais contre ces pieuvres curieuses et cherchais du regard quelqu’un qui viendrait m’en délivrer. Ma grande sœur avait réussi à s’en débarrasser et semblait me dire « à toi, maintenant ! », mon grand frère pouffait et faisait des bras d’honneur, maman s’alanguissait contre Henri Armand, jouait avec ses doigts, les baisait un à un en leur donnant des petits noms. Le café, le pousse-café. Mes frères et ma sœur s’endormaient pêle-mêle sur les bancs…