J’étais seule. Je n’avais pas peur. Je me disais simplement que le jour où il faudrait me défendre pour de bon, c’est toute cette belle harmonie familiale, presque conjugale, que je ferais voler en éclats.
Je n’avais pas envie que cela arrive trop vite. J’aimais la voir heureuse, amoureuse, petite fille reposée, enfin arrivée au port. Elle poussait des « Oh » et des « Ah » chaque fois qu’Henri Armand expliquait la fonte d’un glacier ou le pourquoi d’une avalanche, s’alanguissait contre lui et me lançait des baisers que j’attrapais et m’appliquais comme autant de gouttelettes de parfum précieux. Je les humais, les léchais, les embrassais. Elle éclatait de rire et recommençait et c’était comme un aller-retour d’amour fou entre nous. Qu’elle était belle, abandonnée ainsi ! Je ne le voyais pas, lui. Il me suffisait de la découper, elle, avec ses longues jambes qui jaillissaient de son short blanc, ses bras dorés, ses épaules rondes sur lesquelles elle faisait glisser son bustier, ses cheveux noirs qui s’allumaient au soleil et les rayons d’amour dont elle me bombardait, insouciante à la dépense. Je fermais les yeux, l’épinglais telle quelle dans un coin de ma mémoire et oubliais le jeune homme hésitant et libidineux qui se tortillait pour se rapprocher de moi.
C’était l’été. Les torrents des glaciers ruisselaient en mille petits filets argentés autour de nous, les tartes à la myrtille recouvertes de bonne crème blanche disparaissaient sous nos coups de dents, la pierre chaude des rochers servait de litière pour nos siestes de « trop manger », et la voix claire de notre mère s’élevait pour nous fredonner une de ces chansons d’enfance que lui chantait sa mère, et avant elle sa grand-mère, son arrière-grand-mère et…
On s’endormait. Chacun faisait la sieste de son côté. Ma mère et son compagnon s’enfermaient dans les refuges, toujours déserts dans la journée, nous, les enfants, nous éparpillions, qui sur un rocher, qui dans une grange à foin ou une bergerie. On dénichait chacun son coin et c’était un jeu nouveau de ne pas être trouvé.
C’est là, dans une de ces constructions de pierres branlantes au crépi écaillé, dont le toit s’ouvrait par de larges trous d’ardoises manquantes sur un ciel toujours bleu, que l’incident se produisit, un jour de « trop manger ». J’étais allée m’y reposer après trop de sandwichs, de lait concentré et de tartes à la myrtille dégoulinantes de crème fraîche. La tête me tournait, des insectes bourdonnaient autour de mes joues brûlantes et je les chassais d’une main molle et lasse. J’avais ouvert la fermeture éclair de mon short et enfoui ma somnolence lourde dans un coin de grange. Il entra et j’entendis résonner son rire d’adolescent gauche et fiévreux. Il s’était déguisé en fermière, avait noué une serviette sur sa tête, retroussé son short, noué un torchon autour de ses reins, roulé ses chaussettes sur ses chevilles et tenait à son bras le panier de provisions, vide.
– Tu me trouves comment ? demanda-t-il dans un petit rire aigu.
Il était grotesque, travesti en paysanne. Grotesque et menaçant. Je reculai dans le foin et cherchai des yeux une faux, une herse, une charrette, n’importe quoi pour me défendre, me protéger.
– Ne suis-je pas charmante ainsi ? insista-t-il en se déhanchant. Je peux venir me reposer près de toi…
Je calculai la distance entre lui et moi et m’enfonçai dans la meule de foin, cherchant toujours l’outil qui le tiendrait hors de portée et découragerait ses avances. Il n’y en avait pas et personne n’entendrait mes cris.
– Tu n’es pas drôle, dis-je d’une voix pâteuse.
– Ah…
– Pas drôle du tout…
Il se rapprocha. Posa le panier. Avança dans le foin, son fichu de paysanne noué sur le menton, le torchon-jupe entravant sa progression maladroite. Il se rapprochait et je ne pouvais plus reculer. Il avança la main jusqu’à l’ouverture de mon short, l’agrippa et se jeta sur moi, rouge, les yeux fous. Je me débattis et le repoussai mais il était plus fort que moi et, bientôt, je me retrouvai immobilisée sous lui, toujours ricanant et affublé de sa serviette sur la tête.
– N’aie pas peur, n’aie pas peur, je suis une gentille fermière qui vient livrer ses œufs…
Il s’accrochait à moi, à mon torse lisse et nu. Je le frappai, lui griffai le visage et le cou mais il continuait, déchirant mon tee-shirt, baissant mon short et égrenant son petit rire d’idiot fébrile. Bientôt il fut nu contre moi et essaya de me forcer. Je ne renonçai pas et lui décochai de toutes mes forces un coup de genou entre les jambes. Mon frère aîné m’avait appris que c’était le seul moyen efficace de se débarrasser d’un homme menaçant. Il avait raison. Une grimace déforma la bouche de la gentille fermière, le nœud du fichu glissa entre ses dents, formant un mors qui accentuait son rictus imbécile, et il roula sur le côté, se tenant les genoux et gémissant. Je sortis en courant de l’abri et, me rajustant comme je le pouvais, me précipitai jusqu’au refuge pour avertir ma mère. La porte était fermée. Je m’écroulai et criai : « Maman, maman. » Elle n’entendait pas.
Quand elle ouvrit, enfin, que son regard tomba sur moi, tout le sang-froid et l’énergie que j’avais rassemblés pour me défendre m’avaient désertée et je n’étais plus qu’un petit tas terrifié qui essayait de comprendre ce qu’il venait de lui arriver.
– Il a… Il m’a… j’ai… là-bas…
Elle regardait ma tenue défaite, mes lambeaux de tee-shirt déchiré, mon short encore ouvert et tentait de me calmer. Elle me prit dans ses bras et murmura :
– Là… là… qu’est-ce qu’il y a ?
– Là… dans la grange… Il est venu… Il était déguisé et…
– Mais qui, ma chérie ?
– Tu sais bien… Lui, là…
– Mais qui, lui ?
– Lui… Le grand… Le fils de…
Alors l’ombre d’Henri Armand, gigantesque et noire, se découpa sur le pas de la porte du refuge et je me mis à trembler encore plus fort. Il me sembla qu’il me regardait sévèrement et, pendant un moment, je ne pus plus parler.
– Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-il de sa voix posée d’homme qui domine le monde.
– Je ne sais pas, dit ma mère. Elle tient des propos incohérents…
Puis, me serrant contre elle, elle passa ses longs doigts fins sur mon visage et effaça mes larmes.
– Raconte-moi… Tu peux tout dire à maman…
J’apercevais les longues jambes poilues et musclées d’Henri Armand, son short beige, sa chemise mal reboutonnée et, surtout, je sentais sur moi son regard d’homme tout-puissant qui me réduisait au silence.
– Dis à maman…
– Il est venu dans la grange… Il était déguisé en fermière… Il avait mis un fichu… – Mais qui ? s’impatientait ma mère.
– Elle divague, tu vois bien qu’elle divague, reprit Henri Armand. Elle veut attirer ton attention parce que… Enfin, tu comprends… C’est de son âge…
– Elle ne fait jamais d’histoires d’habitude, ça ne lui ressemble pas, disait ma mère, en me berçant contre elle.
– Il suffit d’une fois… On en a vu des adolescentes enflammées s’inventer des histoires pour se faire remarquer. Allez, il ne faut pas entrer dans son jeu. Ce n’est pas un service que tu lui rends…