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Elle élevait ses cinq enfants comme on le lui avait appris : bonne chère, pâte pétrie, thermomètre dans le derrière, laits de poule, pierres chaudes au fond du lit les soirs d’hiver, cache-nez tricotés (une couleur pour chaque enfant), confitures maison et une vigilance distraite mais mécanique de mère poule affairée. Elle accomplissait son devoir avec le plus grand soin, répétait les gestes de sa mère, s’étonnait même de savoir si bien y faire. Ses petits ne manquaient de rien, sa maison était parfaitement tenue mais son cœur vagabondait ailleurs, dans les hauteurs de Nice où son vieux prétendant s’étiolait et se racornissait loin d’elle. Elle n’était pas triste pour autant, aimait rire, chanter les Play-Boy, de Jacques Dutronc, jouer au rami, à la belote, engloutissait des gâteries sucrées qu’elle rangeait dans des boîtes en fer, sa taille s’alourdissait, ses pieds la faisaient avancer tel un dodu canard mal assuré. Ses enfants entraient et sortaient, tiraient son tablier, réclamaient un baiser, offraient de bonnes notes ou des fronts enfiévrés, se mariaient, enfantaient, divorçaient, aimaient, pleuraient, elle les regardait, comme Catherine Langeais à la télé. Gentiment, poliment, disant : « Elle est mignonne, hein ? Et coquette… » Jamais en larmes ni en colère : son cœur était ailleurs. Elle faisait de la figuration dans sa propre vie et assistait, amusée, à toute cette agitation autour d’elle. Satisfaite aussi : elle avait rempli son devoir, sa mère, là-haut dans le ciel, pouvait être fière d’elle. Ainsi que sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Une lignée de femmes fortes et soumises, aptes au devoir. Plus elle avançait en âge, plus il lui semblait qu’elle avait été une bonne fille. Et même ces cartes de vœux qu’elle gardait dans sa poche, ce n’était pas un péché ! Sa maman devait lui pardonner, là-haut dans le ciel. C’était une faiblesse bien petite, elle ne s’en confessait jamais auprès de monsieur le curé.

Quand mon grand-père mourut, elle avait soixante-seize ans. Elle attendit quatre à cinq semaines que le deuil s’estompe, que les larmes sèchent, puis se hissa dans un taxi qui l’emmena à Nice.

Elle me raconta tout, les yeux écarquillés et vides. Une enfant qui quitte un rêve et se retrouve brutalement dans la réalité. La petite maison, le jardinet, une femme de son âge qui lui ouvre le portail. Elle a le cœur qui bat fort, très fort, elle gravit les marches avec difficulté, « ces fichus cors… », regarde la femme sur les marches, dit : « Bonjour, madame, excusez-moi de vous déranger » parce qu’elle est bien élevée, qu’elle n’oublie jamais de dire « bonjour, merci, comment allez-vous ? je ne vous dérange pas ? », et elle ajoute : « Je suis mademoiselle Gervaise… » Elle a l’audace tranquille des cœurs simples et purs. Pour la première fois de sa vie, c’est elle qui décide, elle qui se dégage du joug de l’habitude, des conventions. Cet usage soudain d’une liberté ignorée l’essouffle et la chavire mais elle tient bon et regarde la femme en tablier sans ciller.

Elle n’a pas fini sa phrase que la dame s’écrie : « Oh ! mademoiselle Gervaise, mon frère vous a attendue toute sa vie. Il est parti, il y a trois mois. » C’était donc sa sœur ! Et elle qui avait cru un instant qu’il avait refait sa vie ! Et les deux femmes de pleurer, les bras dans les bras, le nez gouttant sur l’épaule de l’autre, la poudre de riz qui se mélange, le sac à main frottant contre le sécateur glissé à la taille, luttant pour ne pas perdre l’équilibre, et de rentrer toutes voûtées, enlacées, parlant du mort, de ses rosiers, du mimosa, de la carte de vœux rédigée avec soin chaque année, de l’espoir que, jusqu’au bout, il avait gardé. « Il ne voulait pas que vous sachiez qu’il n’était plus là, il avait préparé cinq ou six cartes à vous envoyer pour les prochaines années, après il disait que ce ne serait plus la peine… C’est qu’on n’est plus toutes jeunes, hein ? »

« C’est là que j’ai vieilli d’un coup, m’avait dit ma grand-mère, lui parti, je n’avais plus de rêves… »

Jusqu’à la fin, elle a gardé son air de « j’espère que je ne vous dérange pas », son air correct de femme jetée dans le mariage comme dans un cahot de route et qui attendait qu’un modeste retraité vienne la délivrer.

À la fin, elle ne reconnaissait plus personne mais parlait de la petite maison, du perron, des rosiers, du monsieur qui jardinait et écrivait tous les ans une carte de vœux. Ses cinq enfants défilaient auprès de son lit, chiffonnaient la couverture pour réclamer un peu d’attention, l’appelaient « maman maman… ». Ils avaient beau être grands, de vrais adultes, avec des voitures, des carnets de chèques, des enfants, de belles situations ou de moins belles, des mariages qui tenaient la route ou avaient dérapé, ils voulaient qu’elle redevienne une « maman » et veille sur eux, encore un peu. Mais elle ne les « remettait » pas et s’en excusait. Toujours si polie, si douce, si bien élevée. Absente. Sa manière à elle de résister à ce mari, ces enfants, cette vie qu’on lui avait imposée.

Ma vie de femme commençait à ce Normand robuste et sûr de lui qui me donna le goût de l’amour physique. À son insu.

Bien qu’il fût, au moins au début, un initiateur appliqué et attentif, persuadé qu’il était en tout point le meilleur amant du monde et qu’une femme passée entre ses bras se devait d’être comblée, le plaisir me fut révélé non par sa science, limitée car mécanique, mais par sa robustesse qui lui permettait de me transporter dans des ébats pour le moins acrobatiques où je découvris la recette presque automatique de ce qu’il est convenu d’appeler du vilain nom d’orgasme.

Ce n’est ni à la tendresse, ni à la générosité, ni au savoir parfait de mon amant que je dus ce cadeau sublime de l’existence qui fait patienter le désespoir et vous remet dans la vie lorsque vous avez commis l’imprudence de vous en écarter, mais à sa large carrure, ses bras musclés, son souffle long, son endurance et à mon sens exacerbé de l’observation qui me permit d’explorer mon corps, de l’essayer, de le tordre, de le diriger afin de parvenir à l’éblouissement final dont il se réservait tous les lauriers qu’il portait en permanence tressés sur le front.

Mon plaisir, sa force et l’état de faiblesse dans lequel il me précipitait décuplaient l’assurance et la virilité de mon amant. Il bombait le torse, se frisait des moustaches imaginaires et me tapotait le crâne comme à un bon chien fidèle auquel la soupe de son maître fait couler de pâles filets de bave le long des babines. Il ignorait tout de mes apprentissages secrets et fut fort dépité quand, me proposant de l’épouser, tel César offrant une place sous sa toge à une pauvre Gauloise égarée, je lui tirai ma révérence et partis continuer mes expériences avec d’autres que lui.

Je possédais la formule magique et n’entendais pas me limiter à ce seul exemplaire de virilité affichée. Je n’allais pas m’arrêter en si bon chemin et me promettais une kyrielle d’autres raffinements avec des mâles plus ardents, moins arrogants, qui devineraient autre chose en moi qu’une épouse parfaite qui pond des enfants, tient une maison et lustre les pompes de son mari lors des dîners avec le patron.