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– Elle est bien roulée, ta copine, dit un de ses potes, autour de la table de poker, en me jetant un regard de loin, par-dessus ses cartes, l’attention relâchée le temps d’une pause, le dos voûté, la main caressant une cannette de bière.

Je repose sur un canapé, les jambes en l’air, j’ai lu dans un journal que c’était bon pour la circulation, que ça faisait de belles jambes, c’est mon capital, mes jambes, essayant de trouver le sommeil malgré les nuages bleutés des cigarettes et les « tu vas nous chercher d’autres bières, ma puce ? ». Je sommeille, je gigote sur les coussins trop durs, me tourne sur la tranche droite puis sur la gauche. J’entends les mots et ne les entends pas. Pense au lendemain et à tous les lendemains qui se ressembleront avec cet homme-là. Inventer, désirer, plus grand, plus fort, pourquoi pas ? sont des mots qu’il ne connaît pas. Ou qu’il a rayés de son vocabulaire. Trop compliqués. Je ferme les yeux.

– Elle a de jolies jambes… Je passe.

– Ce n’est pas tellement les jambes mais les cuisses qui sont belles, professe mon fiancé en contemplant son jeu. Je demande à voir…

Et il abat son jeu. Et j’abats mon regard sur mes jambes que je vois avec ses yeux à lui. Je les coupe en deux : les jambes et les cuisses. Isole les unes des autres. Avec lui, je deviens cul-de-jatte, c’est sûr. Je ne sais que penser. Les recolle et me dis que j’y penserai plus tard.

Quand même, c’est une drôle d’idée de me découper en morceaux…

Grâce à lui, j’avais découvert les ressources infinies de mon corps, mais pour le reste, les ressources infinies de mon âme, j’étais moins avancée. Je souffrais, dans le secret de moi-même, de ne pas savoir qui j’étais. J’éprouvais, sans le formuler, un solide mépris pour cette fille qui ne savait pas dire « moi » ou « je » sans hésiter, changer de ton, de conduite, de personnalité. J’oscillais sans cesse entre le lutin charmant, la guerrière dure à cuire, la petite fille abandonnée et la princesse endormie qu’un prince breveté viendrait réveiller et emporter sur son cheval fringant.

J’étais la première à me perdre dans mes dédales intérieurs et j’en voulais pêle-mêle à moi-même, à mes amants et au monde entier. J’amassais, au fil de mes égarements, une pelote de haine lustrée qui ne demandait qu’à se dévider. Si, vue de l’extérieur, je ressemblais à une jeune fille appliquée et gentille, le champ de ruines qui formait mon jardin secret avait de quoi me décourager et me donnait envie de mordre tout animal qui m’approchait de trop près. Interdiction de se pencher au-dessus de moi et de pénétrer. Pour dissimuler les sables mouvants de mon âme, j’élevais des barrières de charme, déployais des éventails multicolores qui aveuglaient l’intrus : minijupe, mèches blondes, taille fine, yeux charbonneux, visage plâtré, démarche chaloupée. Armée et maquillée comme une épave de voiture volée qui trompait le chaland et lui donnait l’impression de s’installer au volant d’une carrosserie rutilante à la tenue de route impeccable.

Et la guerre éclata.

D’abord entre ces différentes parties de moi qui réclamaient des choses si contradictoires que je tournais bourrique, ensuite avec tous ceux qui ne comprenaient pas et prétendaient résoudre mon mal-être à l’aide de baisers, de promesses, de serments éternels, de déclarations d’amour et de fidélité à tout jamais. Je ne voulais pas de leurs cataplasmes brûlants que je réclamais pourtant à grands cris. Je voulais un mode d’emploi pour vivre en paix avec moi-même.

Je mélangeais tout. J’attendais du sexe fort qu’il m’apportât un remède, une potion magique qui assainirait mes humeurs, me filerait une identité, et le boutais sans façon hors de la place lorsque, malgré tous ses efforts, il échouait.

Je mis du temps à apprendre à vivre avec moi-même. À recoller tous mes petits bouts éparpillés. À vivre en bonne camaraderie avec mon âme. Du temps, de la peine, un vrai travail de limier.

J’appris en observant les autres. Je les espionnais et empruntais les méthodes d’un détective privé. Je collectais et analysais les petits indices qui traînent et en disent long. Les policiers de Scotland Yard n’ont rien à me reprocher. Je suis devenue experte dans les méandres du cœur et reconnais, au premier coup d’œil, l’épouse quasi abandonnée qui ne tient à la vie que par une routine mécanique et une poignée de Prozac, celle qui épuise le mâle de revendications amères ou la rouée qui l’exploite, sournoise et goguenarde. Je sais l’énervement bridé du mari lassé et la réplique qui fuse, épinglant le détail anodin où déverser une colère qui n’ose porter son nom. Je connais les mensonges-ritournelles de l’homme infidèle, sa fausse légèreté d’homme pressé et la couardise de la femme qui ne veut pas voir. La vie des autres est un champ d’observation infini où les détails engrangés vous permettent d’avancer en vous-même comme dans une enquête criminelle. On ne s’ennuie jamais à contempler l’heur ou le malheur d’autrui tant il vous renseigne plus efficacement que n’importe quel docteur de l’âme sur vos propres désordres. Tant il est vrai aussi que ce qui vous saute aux yeux, vous irrite ou vous tord les entrailles est le reflet exact de vos propres manques, défauts ou souffrances que vous vous obstinez à nier, à mettre de côté.

J’ai cru plusieurs fois avoir tordu le cou à l’ennemi intérieur qui m’empêche d’aimer. Mais toujours il revient, armé de plus belle, pressant et rusé. J’arrive de temps en temps à le tenir écarté, à l’empêcher de pénétrer sur ma propriété privée. Mais trop de colères, trop de violence irraisonnée, trop de tensions insupportables me prennent encore par surprise et me laissent, étonnée et suffocante, sur le cadavre exquis d’un amant estourbi pour que je puisse proclamer que je suis pacifiée, réunie, sereine. En un mot : prête à aimer l’autre, quand il s’agit d’un homme.

Aimer… ce mot bateau qui prend l’eau de partout. Même le Petit Robert y perd sa clarté. C’est quoi aimer ? Qui est le « je » qui dit « je t’aime » ? À qui s’adresse-t-il ? Que demande-t-il en échange ? Ou bien est-ce gratuit ? Le serment d’une seconde ou d’une éternité ? Une bulle de trois mots qui crève lors d’une étreinte réussie, d’un manque comblé, d’un rêve d’enfant exaucé ? Et d’où nous vient notre manière d’aimer ? Sommes-nous les seuls ouvriers de cet échafaudage branlant ? Qui a mis en place les traverses et les boulons, les poulies et les planches où nous avançons en aveugles tâtonnants, persuadés d’être libres et conquérants ?

Autant de questions que j’appris à me poser comme des rébus chinois qu’un jour j’ai décidé d’élucider. Sous leurs petits chapeaux pointus et leurs sourires énigmatiques se cachait la clé de mes erreurs à répétition.

En attendant, ils ne pouvaient qu’échouer, ceux qui m’offraient, éperdus, leur vie, leur amour et leur virilité.

Ce n’était jamais de ma faute.

En un sens, j’avais raison : ce n’était pas de ma faute. Je n’étais qu’un tueur à gages.

J’étais en mission mais je l’ignorais.

J’allais l’apprendre. Au bout de combien de carnages, de cadavres et de fuites macabres qui me laissaient dans la bouche un goût de plus en plus âcre et dans le cœur une large blessure qui n’en finissait pas de couler.

– Et si je vous demandais quelle est pour vous la définition de l’amour ? j’ose, un soir, en fin de dîner, dans un bistrot sur la côte normande. Entre un homme et une femme, bien sûr…