– …
– C’est pour ça que tu as peur. Peur que je ne sois pas à la hauteur. Je ne peux pas être tout le temps dans l’assurance, dans le rôle que toute femme demande à l’homme de jouer : celui du mâle assuré. Je veux avoir droit aussi à la fragilité. Que tu acceptes que je sois fragile.
Fragile, un homme ? Je fais la grimace. Un homme doit être fort, puissant, sûr de lui. Un beau malabar contre lequel on se jette et qui ne s’écroule pas. Toi, Tarzan. Et moi, petite Jane que tu enlèves dans tes bras. Je ne suis pas une petite Jane. Ce n’est pas vrai. Je peux être un gros malabar. Et je n’aime pas les Tarzan qui vous débitent en morceaux et vous envoient chercher des bières au frigidaire… Alors… Je ne sais plus. Tout se mélange dans ma tête.
– Tu dois renoncer à voir en moi le personnage idéal…
– C’est qui le personnage idéal ?
– Quelqu’un qui réagirait exactement comme tu en as envie, quand tu en as envie, présent mais pas trop, fort mais tendre, drôle mais sérieux, disponible quand tu le veux, le Prince charmant, quoi.
– Le Prince charmant n’existe pas…
– C’est ce que tu affirmes mais tu l’attends quand même… C’est plus fort que toi. Je n’ai jamais connu de femme qui, en secret, n’attendait pas le Prince charmant… C’est pour ça que vous êtes déçues. Toujours. Vous demandez à l’homme qu’il soit parfait.
– Parce que vous, les hommes, vous êtes au-dessus de ça ?
– Non. Nous aussi on attend la Princesse charmante. Mais on le cache bien !
C’était une île pour ma mère, Madagascar, une île au passé de pirates, d’abordages, de pendaisons haut et court, de trafics de riz, de bœufs, d’esclaves. Une île pour dure à cuire.
Elle y partit avec une âme de midinette. Une voyante lui avait prédit qu’elle rencontrerait là-bas l’homme de sa vie.
– Un homme à vous couper le souffle, avait murmuré l’oracle en déchiffrant ses cartes à la lueur de trois bougies blanches. Grand, beau, riche, bon, fort et… américain. Ce sera l’amour de votre vie. Vous serez enfin heureuse.
– Et qu’est-ce qu’il ferait là-bas ? demanda ma mère, intriguée. Ne pourrais-je pas le rencontrer dans une ville plus civilisée ? New York, Washington, Boston, je ne sais pas, moi… Madagascar, c’est loin, ce doit être infesté de requins, de cobras cracheurs, de fourmis-lions, une île menacée par les cyclones et les volcans furieux.
– Vous vous trompez, riposta la voyante éclairée, on n’y trouve ni grands fauves ni serpents venimeux… Juste la mousson à la saison des pluies lors de la convergence intertropicale des alizés et des hautes pressions de l’océan Indien.
Impressionnée par la science météo de l’extralucide, ma mère partit pour Madagascar, emmenant mon petit frère. Elle avait trouvé un poste d’institutrice dans une école privée de Tananarive. Les trois aînés resteraient en France. J’avais dix-huit ans et l’âge de me mettre à mon compte. Tu es majeure, tu as ton bac, j’ai fait mon devoir, c’est chacun pour soi dorénavant, me déclara-t-elle, en ajoutant que je saurais bien me débrouiller seule. Tu vas gagner ta vie, tu apprendras, c’est en prenant des coups qu’on apprend, c’est la meilleure école pour s’en sortir.
Mon père, lui, avait repris la route. Vers l’est. À la recherche de ses racines. Il n’alla pas très loin et s’arrêta à Strasbourg où il prit souche, convola, eut beaucoup d’enfants. « Mais tu es toujours ma préférée, m’écrivait-il, mon rayon de miel, mon soleil, ma plus belle. Je te couvre de baisers et t’aime plus que tout. Ne l’oublie jamais. » Il oubliait, lui, de me donner son adresse.
Mon petit frère me manquait. Lettres trop rares et téléphone trop cher. Je lui écrivais de longues missives auxquelles il répondait, une fois par mois, sur du papier pelure, par de laconiques messages non dépourvus d’humour et n’exigeant pas de timbrage exorbitant. « Toujours pas d’Amerloque à l’horizon. Mais des champs de manioc dont je fume la barbe. Je poursuis mes études et barre les jours du calendrier. Mange des bananes et du riz. Belle collection de micas. Baisers las. » Parfois, pointait dans ses mots une mélancolie noire. « La maison est si petite qu’on dort tous les deux dans le même lit. Sans moustiquaire. Elle tue les moustiques avant qu’ils ne me sucent le sang. Le lendemain matin, elle me dit qu’elle n’a pas fermé l’œil de la nuit et me lance des regards furieux. Elle bâille toute la journée et se masse les tempes ostensiblement. Envoie-moi des mètres de tulle blanc. Au besoin prends-les sur ta robe de mariée. Je te revaudrai ça. »
Je lui écrivais ce que je n’aurais jamais osé lui dire à voix haute et inventais, pour le distraire, mille péripéties de vie parisienne.
« Petit frère bien-aimé et absent,
Tu me manques, tu me manques, tu me manques.
Mais encore ?
Tu me manques.
C’est tout ? vas-tu me dire, le sourcil en portemanteau et la lippe tombante. Tu pourrais trouver mieux… Je sais. Je sais. Mais c’est déjà pas mal…
Je survis. J’ai rencontré un prince arabe qui m’a déclarée concierge de son palais, en son absence. Je dois arroser ses plantes, leur parler, leur lire Saki pour les égayer et Proust pour les endormir. Tu ris ? mais ça marche, elles prospèrent. Caresser trois fois par jour le chat angora, le brosser à rebrousse-poil et lui limer les griffes avec une lime émeri importée de New York. En échange, je dors dans la salle du harem, une chambre immense avec lit rond et multiples alcôves où se réfugiaient autrefois les femmes en attente du bon désir du prince. Je laisse la lumière allumée toute la nuit tellement c’est grand. Une fois par semaine, je me rends au hammam, dans le palais, où deux grands esclaves nonchalants m’épluchent la peau au gant noir et au savon gluant, puis me massent durant des heures avant de me déposer, endormie, dans mon lit autour duquel brûlent des bâtons d’encens larges comme des colonnes doriques. Je couds des babouches et brode des étuis de poignard. Je suis payée à la pièce. M’enferme dans les vastes placards et respire l’odeur des chevaux qu’il élève là-bas, au pays. Je les connais tous et leur ai donné un nom à chacun. Je t’ai gardé le plus beau et nous faisons de longues promenades ensemble sur le sable brûlant. L’autre jour, tu as gagné le prix du meilleur cavalier et reçu cent puits de pétrole. Tu m’as promis qu’on partagerait… »
Pour lui, je reprenais goût aux interminables histoires du soir que je me racontais pour m’apaiser. À présent, je les lui offrais. J’allais à la poste faire peser de lourds cahiers spirale qui s’envolaient vers Madagascar. Je l’imaginais, accoudé sur son oreiller, mangeant des bananes, feuilletant les récits que j’inventais, s’endormant la joue posée sur les pages griffonnées. « Tananarive, drôle de nom pour une capitale, écrivait-il. Je me demande ce que je fais ici. Je crois que je n’ai pas d’avenir. Elle me l’a confisqué en m’emmenant dans ce pays. Et toujours pas d’Amerloque à l’horizon. »
– Tu comptes tailler des crayons toute ta vie ?
– …
– Je perds mon temps avec toi. Et arrête de regarder le garçon. Si tu crois que je n’ai pas vu ton manège ?
– …
– Tu me coupes l’appétit ! J’ai plus faim… Appelle le larbin puisque c’est ton copain et demande-lui l’addition.
– …
– Pourquoi tu ne veux pas que je t’aide ? Pourquoi ? Pourquoi tu ne veux pas qu’on te voie avec moi ? T’as honte ?
– …
– T’as qu’à aller te faire mettre par un autre, moi j’en ai marre d’être avec une conne qui compte des trombones toute la journée ! Il est plus fort que toi. Tu comprends pas ça ? Plus fort que toi ! Et c’est pas la peine de pleurer. T’es moche quand tu pleures.