Je me retournais, je disais « maman… maman », je passais la main dans la nuque de mon compagnon pour apaiser la brûlure, je poussais le volume de la musique. Elle pressait les anses de son sac à main contre sa poitrine et répétait d’une voix sourde je sais ce que je sais et j’ai raison.
Il y avait toujours quelque chose qui clochait. Trop vieux, trop jeune, pas mûr, pas raisonnable, pas de plan d’épargne-logement, un métier de saltimbanque, pas d’avenir. Et tu as vu ? Il a de grosses cuisses… Je ne savais pas que tu aimais les hommes forts. Il doit être lourd sur toi. Ça doit gâcher le plaisir. Moi, ça me gâcherait le plaisir…
Je crispais les mâchoires en un sourire volontaire qui écartait le malheur. Je l’apaisais. J’apaisais l’homme qui grinçait des dents. Lui disais elle est si seule, si seule, toute une vie à trimer, on ne peut pas la laisser dans son coin, après tout ce qu’elle a fait pour nous.
Toujours elle se plaignait. Lançait des regards mauvais. Serrait son sac à main contre elle. Se méfiait des voleurs. Puis, devant un corniaud aux oreilles cassées, au poil mité, elle s’agenouillait et dévidait une litanie de mots doux. Offrait son plus beau sourire à la petite vieille ratatinée qui avait du mal à marcher et lui donnait le bras pour traverser. Le corniaud lui léchait les mains, la petite vieille les embrassait. Elle avait des larmes plein les yeux : on l’aimait.
On l’aimait…
C’était la grande affaire de sa vie : l’amour. Elle pleurait sur les malheurs des princes et des princesses, insistait pour suivre, à la télévision, leur mariage ou leur enterrement, le cœur serré, le mouchoir collé au bord des yeux. Ils sont si beaux ! Elle était si jeune ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Voyait et revoyait Autant en emporte le vent et Love Story. Sortait du cinéma les yeux rougis, une petite fille que je prenais dans mes bras et que je consolais. Le malheur chez les autres ou à l’écran la rendait si vulnérable, si tendre, si abandonnée. Elle se blottissait contre moi et disait tu sais que je t’aime, tu le sais. Tu es ma petite fille chérie. Alors pourquoi es-tu si méchante avec moi ?
Méchante, moi ? je demandais, incrédule.
Oui, tu es si méchante, si méchante… Tu as toujours été méchante avec moi, depuis que tu es toute petite. À quatre ans déjà, tu me regardais droit dans les yeux comme une étrangère…
Une petite fille ne peut pas être méchante avec sa maman. Impossible. C’est le bout du monde une maman et tout l’univers avec.
Je lui disais allez, allez… on ne va pas recommencer.
Mais si…
Elle réclamait de l’amour et il fallait la remplir jusqu’à ras bord de cet amour que la vie lui avait refusé. Elle redevenait petite fille et serrait les dents comme une enfant qui a un gros chagrin. Boudait. Fermait les poings. Donnait des coups de pied dans les marrons. Répétait tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas, pour que je ressasse à l’infini des « mais si, je t’aime » qui s’évaporaient, ne la rassasiant jamais.
Si tu m’aimais, elle disait…
Et elle dressait une longue liste de conditions à remplir. Tu ferais ci, tu ferais ça, tu serais comme ci, tu serais comme ça. Mon amie Michèle, elle, a des enfants qui l’aiment, qui l’écoutent, qui font tout ce qu’elle leur dit…
Et son regard retombait sur moi, dur et tranchant, me rejetant dans la fosse aux lions. Me déclarant inapte à l’amour puisque je ne savais pas la combler.
Je ne trouvais jamais grâce à ses yeux.
J’avais beau donner, donner, elle était comme un puits sans fond. Impossible à remplir. Ce n’était jamais assez, jamais bien, jamais ce qu’elle attendait. J’avais toujours faux. Tout faux. Et si je prenais la parole et demandais qu’est-ce que je dois faire au juste ? Dis-le-moi…, elle me lançait un regard exaspéré et regardait au loin. Absente. Outragée.
Elle ne savait pas. Mais c’était de ma faute, toujours, et elle mettait mon incapacité à la satisfaire sur le compte de mon indélicatesse, de mon indifférence.
– Tu ne m’aimes pas, si tu m’aimais, tu saurais. Ça viendrait tout seul. L’amour, ça ne s’explique pas… L’amour, c’est donner sans jamais juger. Tu passes ton temps à me juger…
– Je ne te juge pas ! Je voudrais simplement qu’on arrive à se comprendre, à s’aimer…
– On n’arrive pas à s’aimer, on s’aime. Un point, c’est tout. Toi, tu me juges toujours…
Pour ma mère, juger consistait uniquement à ne pas être de son avis. Lui répondre était une offense. Elle nous confisquait la parole et installait la sienne en oracle. Oui maman, oui maman, oui maman, étaient les seuls mots qu’elle voulait bien entendre.
Je devais être le miroir qui lui répète chaque soir qu’elle est la plus belle, la plus forte, la plus intelligente, la meilleure des mères. M’incliner à ses pieds et lui obéir en toute chose.
– Moi je n’ai jamais jugé mes parents. Ils étaient mes parents et je leur devais obéissance et respect. Pourquoi crois-tu que je me suis mariée à dix-huit ans ? Parce que mon père avait décidé que tous ses enfants devaient quitter la maison à cet âge-là. Je ne lui en ai jamais voulu même si j’ai fait la bêtise de ma vie en épousant ton père pour la simple raison qu’il fallait partir…
– Peut-être que tu lui en as voulu mais que tu n’as jamais osé le lui dire…
– Je t’interdis de dire ça ! Je t’interdis. J’aimais mon père et jamais je ne l’aurais jugé !
– Ce n’est pas un crime que de ne pas être du même avis que ses parents !
– Tu es méchante, méchante…
Elle pleurait, me lançait des regards comme des coups de poing et me demandait de partir.
Elle me rendait impuissante et cette impuissance nourrissait ma colère. Je refusais son intransigeance, son silence haineux, je claquais la porte et jurais de ne plus revenir.
Je revenais.
Je lui offrais mes fiancés. Je les choisissais en fonction de ses goûts, de ses espoirs secrets. Ils étaient sa revanche sur la vie. Je n’étais que l’appât qui devait les conduire jusqu’à elle pour la guérir de ses rêves déçus. Moi, je lui donnerais l’homme de Madagascar qui essuierait ses larmes et la vengerait des affronts de la vie. Je serais plus forte que les boules de cristal, les Boeing de la Pan Am et les hasards de l’existence.
Je détaillais la marchandise pour la faire briller à ses yeux. Je vendais mes fiancés comme des articles de catalogue de luxe. J’avais les bras chargés de cadeaux pour lui arracher un sourire, un soupir de satisfaction.
Regarde comme il est beau celui-là, maman. Et fort et puissant. Il a le cheveu dru et les dents blanches. Le ventre plat et des muscles partout. Il possède un château, il parle anglais, il a une grosse situation, une grosse voiture. Il a vécu toute sa vie en Amérique…
– Il est américain ? demandait-elle, levant un œil plein d’espoir.
– Non. Français.
– Ah… soupirait-elle, déçue.
– C’est tout comme…
– Non. C’est pas pareil… Tu le sais bien que c’est pas pareil. N’essaie pas de me berner !
Je m’épuisais à la contenter. Je me vidais de mes forces et il ne restait plus que la colère pour me retenir au bord du précipice. Je criais, je hurlais que j’en avais assez, que rien jamais ne pourrait la rendre heureuse et elle me regardait, satisfaite. Elle jubilait, les dents serrées, le regard brûlant de victoire. Elle me tenait à sa merci : j’avais perdu le contrôle de moi-même. Ma colère la rendait importante, belle, séduisante. Je lisais sa satisfaction en un éclair dans son regard noir puis elle reprenait son rôle de victime et soupirait :