Sans ton regard attentif et brûlant, sans tes bras autour de moi, je ne sais plus marcher, je ne sais plus parler, je ne sais plus écrire. J’ânonne la vie comme une enfant qui apprend à lire.
De mon index gant de laine, j’écris sur la buée du pare-brise : « Sans toi, je ne sais pas. »
Tu lances un bras vers moi et m’attires tout contre toi. Tu me frottes le crâne, tu me serres contre les boutons de ta veste, tu renverses la tête et laisses éclater un rire profond et victorieux.
On file à toute allure sur une route de campagne. Les arbres se penchent pour nous laisser passer sous leur maigre voûte d’hiver.
Muets.
« Je ne vais pas te parler, je vais penser à toi quand je serai assis, seul, ou quand je veillerai, la nuit, seul.
Je vais attendre ; je n’en doute pas, je vais te rencontrer de nouveau.
Je vais prendre garde à ne pas te perdre. »
Walt Whitman, « To a Stranger », Leaves of grass.
Une petite maison, au bord de la mer, acccrochée tel un bigorneau gris sur une falaise de craie blanche trouée de limon rouge, le cri des mouettes gourmandes qui tournent au-dessus de nous, le bruit des vagues qui giflent les galets et se retirent en les faisant chanter. Le vent souffle, furieux, autour de la maison et c’est de toi qu’il me remplit. C’est entre les mots, dans le silence, que l’on va chercher l’essentiel que les mots, tels des petits frimeurs du dimanche, détruisent aussitôt.
Les mots sont vains, malhabiles et grossiers. Ils essaient de se hisser à la hauteur de notre cathédrale mais ne parviennent qu’à éructer des sons grinçants et creux, crachés par des gueules de gargouilles usées. Le silence et nos corps nus, l’un contre l’autre, voilà notre domaine, notre royaume enchanté où aucun ennemi ne peut pénétrer.
Chut… chut…, murmures-tu tout bas quand la violence de nos corps a renversé la digue du langage, passant au-dessus des mots, au-dessus de tout ce que pourraient dire les mots. Et je n’entends alors que le clapotis de ma peau contre la tienne, les gouttelettes de sueur qui roulent de ta peau à la mienne, ta langue qui vient lécher ces mille gouttelettes, remonte à mon oreille et répète sans se lasser chut… chut…
Chut… chut… quand tu te mets à genoux entre mes jambes et essuies mon corps perlant de cette eau qui coule, de cette soif qui jaillit entre ta peau et la mienne, cette soif jamais assouvie qui trouve mille sources nouvelles dans mille recoins cachés de nos corps étonnés.
Chut… chut… on quitte le bord de mer, les galets ronds gris et blancs, les éboulis de craie et de limon rouge, on dérive dans l’écume trouble des vagues, on se noie dans cette eau salée, on se lèche, on se respire, on redresse la tête pour reprendre notre souffle et repartir plus loin, plus loin dans l’inconnu marin de nos anciens corps recouverts d’écailles.
Le soir, on sort. On se fait beaux. On a faim de bistrots et de cidre normand. De petit vin blanc sous la tonnelle, je chante, la joue écrasée contre le drap de ta veste. Je passe les vitesses de ma main libre quand tu me fais signe du menton.
C’est le samedi soir. Les hommes et les femmes sortent, le samedi soir. Ils se montrent, ils s’embrassent la bouche en public, dévorent des escalopes à la crème et des soles grillées, se lancent des œillades par-dessus les tables pour vérifier qu’ils sont beaux, qu’elles sont belles et reviennent plonger encore plus fort dans le cœur de leur « je t’aime ». J’ai mis du noir sur mes cils, du rouge sur mes lèvres, du beige sur la peau, tu as enfilé ton plus beau polo. On va rire, manger et boire. S’envoyer des baisers par-dessus les moules fumantes. Mélanger le cidre et le vin blanc à en perdre les sens.
La salle du restaurant est pleine. Il reste une table pour deux, là dans le coin, dit la patronne. Tu tournes le dos à la salle. Je lui fais face. Deux filles, à côté de nous, parlent des hommes et des femmes. J’esquisse un petit sourire. Je sais ce qu’elles vont dire. Je me penche vers toi et chuchote :
– Écoute…
Tu me prends la main sur la table et examines le menu, l’oreille tendue vers elles. Elles passent le week-end ensemble, tranquilles. Loin des hommes. Elles ont fait leurs courses, lu leurs livres près de la cheminée, pris leur bain moussant, comparé leurs crèmes de nuit, dit du mal des hommes, se sont coupé la frange et ont limé leurs ongles. Elles pouffent de joie complice et simple.
– On devrait vivre avec une femme et coucher avec les hommes, conclut l’une d’elles en s’écrasant le nez dans sa serviette.
J’enfouis mon visage dans l’abri cartonné du menu et je ris. Tu relèves la tête, furieux.
– Tu penses ça aussi ?
– Je pensais ça avant…
– C’est si bête ce genre de réflexion ! Tu me déçois. Tiens, j’ai plus faim !
Tu lances la carte sur la table et fermes ton visage. Absent, mauvais. Je me tais. Je ne veux pas entrer dans la ronde des mots amers. On commande en silence. Mon regard vagabonde dans la salle. Accroche le regard d’un homme. Il me sourit et plante ses yeux dans les miens. Je lui souris en retour. Il déchire un morceau de nappe en papier et gribouille quelque chose. J’attends, le cœur battant. Quand il a fini, il brandit le papier qui dit : vous êtes belle, merci. Je lui souris encore puis détourne la tête.
Des boulettes de mie de pain jonchent ton assiette. Tu tritures ta fourchette et la reposes. La reprends et dessines des lignes comme des barreaux de prison sur la nappe blanche. J’ai encore le sourire envoyé à l’autre homme sur les lèvres et le pose sur toi. Pose ma main sur la tienne. La maintiens contre la mienne. Tu te détends et souris enfin.
– C’est moi qui suis bête…
– Ça, c’est vrai.
Deux bols de moules fumantes arrivent sur la table. On retrousse nos manches, on déplie une grande serviette blanche et on plonge nos doigts dans la crème brûlante. Le vin blanc coule dans nos verres. Tu veux m’apprendre à manger les moules. Tu me montres comment m’y prendre. Je n’ose pas te dire que j’en ai mangé avant toi et je t’écoute sans t’entendre. Je répète tes gestes et tu es satisfait. Et puis j’oublie et plonge mes doigts dans la crème chaude à la recherche du mollusque blanc et orange que je vais déchiqueter. Ton regard noir me reprend, mécontent. Je hausse les épaules.
– C’est meilleur comme ça, quand ça dégouline sur les doigts…
Tu ne ris pas. Je soupire arrête, arrête, s’il te plaît. Pourquoi veux-tu que tout soit parfait, tout le temps ? Laisse-toi aller…
– Je veux que tout soit parfait tout le temps. Toi et moi, on doit être au-dessus des autres, au-dessus des réflexions bêtes et des doigts pleins de crème…
– Je ne pourrai jamais être parfaite… Ce n’est pas drôle !
– Tu verras, avec moi, tu y arriveras.
L’homme dans la salle m’attend de son regard. Il me cherche, il me traque, il me goûte. Je le sens qui pèse sur moi à travers la salle. Il me caresse, m’alanguit, me déguste, amusé. Je me laisse aller dans ses yeux, m’y coule, m’y prélasse. Il a la bouche gourmande et les yeux plissés de rire. Il mange avec ses doigts, lui aussi, et agite ses mains dégoûtantes, impertinentes. Il a retroussé les manches de son pull marin et la crème glisse jusqu’à ses coudes qu’il lèche en me regardant. Je rougis et reviens à toi.