Выбрать главу

Ceux-là, elle les suivait toujours. Fière de ce mauvais bonheur. Heureuse, à l’aise.

Et elle abandonnait celui qui l’aimait, qui lui répétait qu’elle était grande et forte et belle. Unique.

Un jour, elle l’avait vu pleurer devant elle.

Elle venait de lui annoncer qu’elle partait en retrouver un autre. Il n’avait rien dit. Il ne disait jamais rien. Il restait toujours digne et triste. Elle avait claqué la porte de l’appartement qu’ils partageaient, s’était aperçue dans l’escalier qu’il lui manquait un pull, était remontée le chercher et l’avait surpris, recroquevillé dans un coin, tout petit dans la grande pièce blanche, les bras refermés sur ses genoux, la tête enfouie dans ses bras. Il sanglotait. Son corps était secoué de sanglots silencieux. Comme un enfant que les autres maltraitent dans la cour de récréation et qui souffre en cachette. Il avait mis des lunettes noires pour pleurer en paix. De larges lunettes noires pour cacher ce chagrin qui l’aveuglait, lui brûlait les yeux et le cœur.

Elle l’avait regardé, désolée.

Désolée mais impuissante à le consoler.

Elle ne ressentait rien. Rien qu’une vague gêne de voir un homme pleurer. Ça ne pleure pas un homme…

Ou alors ça pleure pour de vraies héroïnes, pour de nobles causes. Pas pour quelqu’un comme elle. Elle n’en valait pas la peine. S’il était intelligent et fort, il le saurait.

Elle ne s’était pas rapprochée, elle ne s’était pas penchée pour le prendre dans ses bras.

Elle était partie rejoindre le nouvel amant qui l’attendait en bas dans sa grosse voiture, pestant contre cette attente et regardant sa montre, caressant le cuir poli de son volant, augmentant le volume de la musique, grognant qu’est-ce que tu as foutu ? Il t’en a fallu du temps !, démarrant sur les chapeaux de roues.

Je suis un monstre, se disait-elle, un monstre. Pourquoi suis-je comme ça ? Pourquoi ? Il m’aime cet homme que je viens d’abandonner sans un mot derrière ses lunettes noires. Il m’aime, lui.

Elle revenait toujours vers cet homme-là parce qu’elle l’aimait plus que tout, mais elle ne le savait pas. Elle l’avait appris trop tard, quand il était parti…

Et il lui avait fallu des années et des années pour l’oublier, pour se séparer de lui, pour arracher ses mots d’amour de sa tête à elle, ses mots qui, petit à petit, lui avaient donné une colonne vertébrale. L’homme aux lunettes noires lui donnait toutes les audaces, tous les élans. Elle et lui avaient grandi ensemble, ils s’étaient servis de tuteur, d’agrandisseur.

Quand il était parti, il lui avait fallu tout réapprendre. Elle n’était plus sûre de rien. Elle ne pourrait plus écrire une ligne, elle ne pourrait pas payer un loyer, elle ne pourrait plus entrer dans une pièce remplie de gens qui la regarderaient, elle ne saurait plus quoi penser d’un film, d’un livre, d’un fait divers lu dans les journaux.

Elle était infirme. Muette. Empêtrée.

Il lui avait rendu pièce par pièce la monnaie de sa peine, de la peine qu’il avait endurée pendant ces longues années. Et chaque fois qu’elle pensait avoir enfin réussi à l’oublier, qu’elle se préparait à être heureuse, seule ou avec un autre, il revenait la prendre pour la faire souffrir encore. Insatiable de revanche. Insatiable de la voir se tordre de souffrance. Il ne prenait plus de précautions de langage, il disait simplement qu’il fallait « remettre les pendules à l’heure ». En regardant sa peine aussi froidement qu’elle, le jour où il avait ses lunettes noires et qu’elle était partie retrouver l’homme arrogant et sûr dans sa grosse voiture.

Elle ne protestait pas. Elle se disait que c’était juste, qu’il fallait qu’elle en passe par là, elle espérait seulement qu’un jour elle aurait remboursé sa dette et serait libre. Libre d’aimer et de savoir aimer. Il lui fallait attendre. Pour apprendre l’amour et l’accepter.

Essayer de comprendre, et attendre, attendre…

Et dix ans, après, je recommence.

La danse des poignards ne s’arrêtera donc jamais.

J’ai repris ma lettre sur la table, je l’ai jetée dans le poêle.

Je suis allée fouiller dans la poubelle, en ai retiré les tubes et les pots de crème. Je les ai essuyés avec un torchon. On aurait dit une criminelle qui effaçait ses empreintes. Je les ai remis dans le sac en papier, sur la table.

Je suis allée m’allonger près de toi.

Tu dormais. Beau et victorieux, maréchal de la nuit au front étoilé et porteur de défis. Je me suis glissée sous ton bras et j’ai repris ma place.

Et si la seule façon d’apprendre à recevoir, c’était de donner ? Donner sans réfléchir, sans penser ? Mimer l’amour jusqu’à ce qu’on le ressente dans son cœur, dans sa chair ?

– Tu sais donner ! hurle Christina. Tu es la meilleure amie que j’aie jamais eue ! Arrête de penser que tu ne sais pas aimer ! Tu donnes, tu donnes tellement que je me sens tout le temps ta débitrice !

– Avec mes amies, oui, j’ai appris… mais avec les hommes ? Pourquoi je n’y arrive pas, avec eux ? Comprendre sans jamais juger. Donner de l’amour sans mettre de conditions… Je t’aimerai si tu changes, tu dois faire ce que je te dis ou sinon ça ne marchera pas… C’est ce qui s’est passé pendant ce séjour à la mer ! Non, je t’assure, il faut que je comprenne ce qui ne va pas !

– C’est peut-être lui qui ne va pas…

– C’est trop facile de dire ça ! Ce n’est jamais la faute d’un seul, tu le sais bien.

– N’empêche… ce n’est pas normal cette frénésie de cadeaux, cette frénésie d’amour, de possession. Ça cache quelque chose… Et puis tu l’as déjà prévenu quand il t’a écœurée de gâteaux ! Il devrait entendre.

– Il ne m’entend pas, il m’aime comme si ce n’était pas moi qui étais en face de lui mais une autre… Une autre qu’il veut combler, une qui n’en a jamais assez, qui réclame toujours plus !

Nous sommes toutes les deux assises devant le nouvel amour de sa vie. Il est beau, plein de vigueur, de sève nouvelle. Il s’appelle Simon. Pas très grand mais solide et large. Brillant, engageant. Il a très bonne réputation. Il paraît qu’il « emplit de paix celui qui donne comme celui qui reçoit ». C’est ce qu’on dit de lui.

– Et tu l’as trouvé où ?

– Sur les quais, en me promenant. Je l’ai repéré et je me suis dit pourquoi ne pas commencer avec lui ?

– Commencer quoi ?

– Commencer à aimer. Ça peut paraître idiot, superficiel ou scolaire. Mais il faut bien commencer un jour. J’ai tout à apprendre comme tu le sais ! Je suis partie du mauvais pied.

Quand Christina avait huit ans, sa mère s’est enfuie. En Suède. Du jour au lendemain. Les quatre enfants ont embrassé leur mère un matin en partant à l’école et sont rentrés, le soir, dans une maison vide. Elle avait non seulement abandonné son mari et ses enfants mais emporté tous ses meubles. Et le chien. Depuis, Christina est méfiante et ne s’abandonne qu’en toute extrémité et pour peu de temps. Elle a appris à vivre seule, sans rien attendre des autres, et transforme tout ce qui pourrait ressembler à de l’amour en amitié complice et pleine d’humour. L’humour la protège et écarte ceux qui se voudraient romantiques et pressants. Quand on lui dit « je t’aime », elle éclate de rire et regarde autour pour voir à qui ça s’adresse.