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Elle mange les petites peaux de ses doigts et contemple Simon avec un mélange d’angoisse et de tendresse. Elle le caresse doucement, se penche sur lui, le respire.

– C’est du boulot ! je dis en riant.

– Ne ris pas ! Je dois tout apprendre.

– Apprendre quoi ?

– Que le véritable amour est désintéressé. Tu aimes l’autre pour ce qu’il est.

– Dans ce cas-là, tu es tout de suite renseignée !

– Le problème est qu’il est très difficile d’aimer quelqu’un de manière totalement gratuite. Tôt ou tard il finit par dire ou faire quelque chose qui nous déçoit.

J’opine de la tête. Peut-être que, moi aussi, je devrais me chercher un Simon ?

– Je vais m’entraîner avec lui, m’en occuper au moins une fois par jour. Je vais lui parler, lui dire que je l’aime, que je le trouve beau, qu’il soit fatigué ou en pleine forme, et petit à petit, me sentir responsable de lui, solidaire. Je ne serai plus seule quand je rentrerai le soir. Il sera là.

– Il ne risque pas de s’en aller !

– Je m’en occuperai sans m’énerver, en lui consacrant du temps, en prenant tout mon temps. Petit à petit, je serai capable d’élargir mon attention et d’offrir ma tendresse à d’autres, peut-être.

Elle marque une pause et touche Simon du doigt.

– Avec lui, j’aurai le temps d’apprendre…

– Et il ne va pas te contrarier !

– On ne sait jamais… Tu sais, ça va être un effort pour moi. Je n’ai pas l’habitude de m’occuper de quelqu’un d’autre que moi. Moi, moi, moi, j’en ai marre… Et moi toute seule, je fais quoi ?

– Pas grand-chose, je concède. C’est notre problème à toutes.

– Ce qui m’inquiète le plus, c’est que je n’ai pas vraiment le doigt vert. D’habitude, il suffit que je regarde une plante pour qu’elle meure aussitôt.

– Ils t’ont donné un mode d’emploi quand ils te l’ont vendu ?

– Oui, heureusement.

– Et après le cyclamen, tu penses prendre un chien ?

– Non. Après, je passe directement à l’humain !

– Je ne sais pas si c’est très raisonnable…

– On verra bien. Je pense qu’avec Simon, je vais faire des progrès.

Je l’envie presque d’avoir trouvé un début de solution, même si je réprime une forte envie de rire devant ses attentions face à Simon. Je ne la juge pas. Je n’ai pas piétiné son cyclamen en lui criant que c’était ridicule, je ne lui ai pas lancé qu’elle était débile, je ne suis pas partie en claquant la porte, tout ce que j’aurais sûrement fait face à un amant qui aurait adopté une Simone pour s’entraîner à aimer.

– Et moi, comment je vais faire des progrès ?

– Je ne sais pas… Essaie de le comprendre, lui. D’où il vient, comment il a été élevé, comment étaient ses parents, ses traumatismes d’enfant, ce qui compte pour lui dans la vie…

– Il ne me parle jamais de lui. Jamais.

– Parce que tu n’as pas vraiment essayé.

– Oh si, j’ai essayé ! Et ça s’est très mal passé !

– Les gens adorent qu’on leur parle d’eux. Ils n’aiment que ça.

– Pas lui !

– Recommence. Plus habilement peut-être. Essaie de savoir qui il a aimé avant toi, pose-lui des questions, il répondra.

Je secoue la tête.

– On dirait qu’il se fuit, qu’il ne s’aime pas, qu’il déteste sa vie avant moi. Il s’est inventé un rôle pour oublier et il semble que je sois la partenaire idéale. Une grande page blanche où il peut recommencer de zéro.

– Oublier quoi ?

– Je ne sais pas.

– Une fille ?

Je ne sais pas. Je sens que quelque chose ne va pas mais je n’arrive pas à mettre un nom sur mon malaise. Je connais son regard affolé, traqué, son besoin de se jeter sur moi, de me dévorer, de me sculpter comme de la glaise mouillée pour que je devienne sa créature et qu’il m’élève au pinacle de son admiration. Pour que je vive à sa place, que je prenne toute sa place. Il se fond en moi pour oublier sa vie à lui.

– Parfois j’ai l’impression de ne pas exister… Ce n’est pas à moi qu’il s’adresse.

Il y a dans son corps, dans ses yeux qui s’enflamment, dans ses narines qui frémissent, dans sa voix qui devient dure, tranchante, une angoisse insupportable, une angoisse de bête traquée, blessée, que la vie insupporte et qui veut s’en échapper par tous les moyens. Il se cabre, se rebiffe, devient fébrile, impatient, irritable. Je peux sentir l’angoisse immobiliser son corps, le tordre, l’étouffer et c’est alors qu’il s’empare de moi comme d’un poupon… comme d’un poumon… pour respirer. Je suis son oxygène, son issue de secours et son corps ne peut se détendre, reprendre souffle qu’en se jetant sur moi, qu’en m’accaparant.

Le problème, alors, c’est de savoir pourquoi on s’aime, où son histoire et la mienne se rejoignent pour qu’on se soit embrasés si violemment. Cette soif de l’un pour l’autre, cette soif charnelle, terrible, a une origine et je dois la découvrir si je veux que notre amour dure, grandisse, s’épanouisse et ne soit pas qu’une suite d’affrontements que seuls nos corps apaisent.

– Déguise-toi en détective et mène une enquête. Rencontre ses parents, ses amis…

– On se connaît depuis si peu de temps. On ne voit personne. Il supporte mal qu’il y ait quelqu’un entre nous. Quand il a rencontré mon frère, il a fait des efforts mais j’ai eu le sentiment qu’il ne supportait pas mon amour pour lui. Je dois n’appartenir qu’à lui. J’ai peur, tu sais, j’ai peur et, pour une fois, j’essaie de comprendre, de ne pas répéter mes vieux schémas de fuite. J’ai même l’impression que mon vieil ennemi, celui qui arrêtait net tous mes élans, s’essouffle et ne comprend pas.

– Ou alors il laisse faire en se disant que, pour une fois, il n’a pas besoin d’intervenir, que cet homme va se détruire tout seul…

Je regarde Simon et je me dis qu’elle est loin du compte avec sa plante. Je souris à cette idée, je compare l’homme statue et farouche au cyclamen tranquille et muet.

Je ne veux pas renoncer.

J’étais si seule avant de le rencontrer. Avec lui, j’ai plongé dans une intimité dont je ne peux plus me passer.

– Et si l’intime et l’intimité n’étaient pas la même chose ? a suggéré Valérie l’autre jour devant un café.

– …

– Et si tu apprenais à te faire confiance au lieu de prendre tous les torts à ton compte ? Tu es à l’aise apparemment dans l’intimité mais c’est peut-être ton moi intime que tu dois reconnaître maintenant. Ton moi intime que tu dois faire respecter. Arrête de toujours dire que c’est de ta faute… Réfléchis, réfléchis. Tu n’es peut-être pas la seule criminelle. Pas la seule à fuir un fantôme, un ennemi que tu charges de toutes tes défaites…

J’ai faim de lui. Faim de ce regard sur moi qui m’emmène toujours plus haut, toujours plus fort. Qui me déguise en souveraine, me donne les pleins pouvoirs.

Il me dit d’écrire et j’écris.

Il me dit c’est bien, continue et je continue.

Il me dit coupe tes cheveux et je les coupe. C’est trop court ! Je les laisse pousser.

Il m’interdit de me maquiller et j’abandonne les rouges et les rosés, les beiges et les marrons irisé. Un jour, dit-il, je te ferai tatouer ou percer, je ne sais pas encore.