J’ai commencé comme pour faire le point. Un début que je jetterais sûrement quand j’aurais trouvé ma musique, mon rythme.
« Un homme que j’aime et que, pourtant, j’ai tenté de fuir, et peut-être de perdre, comme j’en ai fui et perdu tant d’autres avant lui. Malgré moi. Contre ma volonté. Ceci doit être clair. Je ne désire pas cet abandon soudain et brutal. Un homme que je voudrais aimer des pieds à la tête mais qu’un sort inique et maléfique écarte de moi.
J’écris ce livre après avoir écouté la même histoire, mon histoire, de la bouche de filles comme moi, de filles différentes de moi, d’hommes perdus, de femmes jeunes, pas jeunes, esseulées, baleines hébétées aux cheveux blancs, échouées sur les rives de la solitude sans savoir pourquoi.
J’écris ce livre pour essayer de comprendre avant qu’il ne soit trop tard, pour enrayer l’infernale ritournelle qui se répète après tant d’années. Aujourd’hui, je commence à y voir clair mais comprendre, est-ce suffisant pour détourner une malédiction ? Pour arrêter une répétition dont le mécanisme est remonté depuis des siècles et des siècles ? On le dit. Je voudrais le croire… »
Les premières esquisses de ce livre sortaient comme autant de mots crachés en flammes victorieuses.
Elle m’avait rendue libre d’écrire à nouveau.
Elle ne lisait jamais mes livres. Jamais.
La dame blonde et lisse m’avait donné le goût des mots. Elle m’avait encouragée, guidée jusqu’à mon premier livre. Elle m’avait dit de les toucher, de les caresser, de les prendre dans ma main, de les faire miens, ces mots écrits qui m’intimidaient tant. Regardez ! Ils ne vous mordent pas ! De quoi avez-vous peur ? Apprivoisez-les doucement, lentement. Écrivez.
J’avais écrit. Étonnée, d’abord. Enhardie, ensuite. Étourdie, aussi.
Elle m’avait donné un territoire, mon territoire, et je ne l’en remercierais jamais assez. Ce qu’elle ne voulait pas faire, elle me l’offrait en son nom. Elle me révélait un monde qu’elle imaginait, qu’elle goûtait les yeux fermés mais qu’elle s’interdisait. Pourquoi ? Je n’ai jamais su. J’ai su le pouvoir qu’elle m’avait donné, telle une bonne fée. Attentive et exigeante. En me laissant toute la place. Sans jamais dire comme tant de mères possessives, outrecuidantes : c’est moi qui vous ai faite, sans moi vous ne seriez rien. Jamais elle n’a revendiqué la moindre parcelle de pouvoir dans mon éclosion qu’elle surveillait du coin de l’œil.
Ma mère…
Elle refusait de les lire, ces livres que j’écrivais en mon nom, le nom de ce mari honni. Nom qui s’inscrivait partout en lettres majuscules.
Quand je les lui envoyais, pas toujours car il m’arrivait d’être trop en colère pour me soumettre, pour écrire son nom sur une enveloppe dans laquelle j’aurais glissé le livre, elle les mettait de côté. Pour plus tard. Quand elle aurait le temps.
Elle les ouvrait aux rayons des librairies. Elle ne voulait pas les acheter. Trop cher. C’est exorbitant le prix des livres, tu ne trouves pas ? Elle les feuilletait, debout. Elle les refermait et me disait je ne comprends pas qu’on publie ça.
Ça…
– Moi qui écris si bien, ajoutait-elle, j’ai envoyé mes manuscrits à tous les éditeurs et aucun n’a jamais été pris. Alors que toi… Non, je ne comprends pas. Quand écriras-tu un livre dont je pourrai être fière ? Mon ami, M. Laplace, a écrit un très beau livre, digne et historique, sur Richelieu.
– Ah oui ! Chez qui ? je demandais, les babines retroussées, prête à mordre. Je n’en ai pas entendu parler.
– Il l’a publié à compte d’auteur et il les vend lui-même. Un très beau livre, instructif et très bien écrit. Tandis que toi… Tu ne feras pas croire que c’est de la littérature !
Alors soudain tous mes livres disparaissaient, s’évanouissaient, partaient en fumée. Je me retrouvais les mains vides, dépossédée. La colère, seule, me sauvait et si je recommençais, sans jamais renoncer, c’était pour vaincre sa résistance, pour récolter un jour un regard délicat, un compliment, un soupir de reconnaissance. J’écrivais pour la vaincre, elle. Pour vaincre son indifférence haineuse.
Cette nuit-là, j’ai écrit, écrit… sans regard noir qui me ratatinait.
Je regardais les hommes dans la rue droit dans les yeux sans rien attendre en retour.
Je m’enivrais du pronom personnel qui m’avait fait si peur jusque-là : je.
Je n’aime pas ce commerçant, je n’aime pas sa manière de me répondre, de me rendre la monnaie. J’aime cette vitrine, elle est bien décorée. J’aime ce pull beige et je vais me l’acheter. J’aime la manière dont cette femme parle à son enfant. J’aime la lumière qui tremble à travers les arbres et éclabousse les trottoirs. J’aime les rues de Paris, j’aime Paris, j’aime la France, j’aime les chômeurs de France, les Noirs et les Arabes de France, les impôts trop élevés en France, l’odeur de bon pain qui sort des soupiraux des boulangeries de Paris, les bouches de métro qui crachent leur air chaud, je n’ai pas envie de partir à l’étranger.
J’aime ce pigeon qui s’est réfugié sur les toits, sous ma fenêtre. Il titube, il s’écroule et bat l’air de ses ailes. Je lui souffle dessus, de loin, et l’encourage à résister.
Et même… je respecte ma mère. Son passé. Sa matière. C’est son histoire. Elle n’a jamais voulu y réfléchir. Pas assez de courage, peut-être. Pas les bons outils. Pas le droit de se laisser aller au plaisir d’être elle. Pas de plaisir. Le plaisir est mal vu dans sa famille. Il perturbe l’ordre, le sacro-saint ordre familial. Si chacun se met à se faire plaisir qu’adviendra-t-il du devoir, de l’or, des pierres amassées par la famille ? Le plaisir est dangereux, petite maman. Tu le sais et tu le redoutes. Le devoir, lui, est rassurant. Il y a un modèle observé dans chaque famille, il suffit de s’y rapporter et de l’illustrer. De creuser le sillon dessiné par tes ancêtres. Mais à force de nier ton droit au plaisir, tu as accumulé une colère farouche, tenace, qui a bousillé ta vie et celle de tes enfants.
J’aime ma mère et je lui dis au revoir.
Je me suis réconciliée avec elle en lui disant au revoir.
Je ne la déteste plus, je n’attends plus rien d’elle, je la respecte. Je respecte son mal-être mais je reste à distance.
Je tournais, je virevoltais, j’étrennais une robe nouvelle et je me trouvais belle. Irrésistible, unique.
Si légère…
Ce n’est pas toi qui as répondu. C’est ta voix, ta voix numéro un sur le répondeur. Je t’ai laissé un message, te pressant de me rappeler le plus vite possible, j’avais une nouvelle très importante à t’annoncer. Une nouvelle palpitante, j’ai précisé.
Je palpitais.
J’ai appelé mon frère, mon petit frère, et je lui ai tout raconté. Par le menu, menu. En chuchotant, en souriant, en amplifiant ma voix selon le progrès de l’histoire, en proclamant, en entrecoupant mon récit de fous rires libérateurs et triomphants… Écoute, écoute… Attends, attends… Et alors… Son regard, au début émerveillé et tremblant quand je l’ai transformée en héroïne, quand je l’ai isolée, regardée… son soupir de délivrance, d’être enfin vue, reconnue et acceptée, et l’aveu, l’aveu de ce terrible péché qu’elle portait comme une croix trop lourde et qui la renvoyait buter contre nos demandes d’amour à nous. Elle ne pouvait pas nous aimer, tu comprends ? Elle ne pouvait pas. On ressemblait à papa ! Ce n’est pas incroyable, formidable, extraordinaire, exorbitant ? lui ai-je dit en regardant le ciel bleu foncé de Paris, les toits en pente gris ardoise, le pigeon qui se lustre l’aile de son cou plumé en attendant de retourner se bagarrer sur le trottoir. Le soleil qui entre dans l’appartement me remplit le corps et le cœur, me fait envoyer des baisers dans l’air et bondir pour attraper l’horizon, la terre, le ciel et le pigeon. Tout ce bonheur récolté au fil d’un banal dîner de fête des mères ! Cette douleur fulgurante qui se transforme en miel, en promesses de vie nouvelle…