– Ah oui…, m’a-t-il dit. Tu ne savais pas qu’elle ne nous aimait pas ?
– Non… Enfin, si… j’espérais toujours. J’attendais un miracle.
– Eh bien, moi, ça fait longtemps. Longtemps que j’ai compris, longtemps que j’ai renoncé.
– Ah…
– Et sinon… quoi de neuf ?
– Rien… Mais tu ne trouves pas ça incroyable ?
– Écoute, petite sœur… On est foutus, tu le sais. Je ne peux pas rester avec une fille plus de six mois et toi, tu fais souffrir tous ceux que tu rencontres. Qu’ils le méritent ou pas ! Ce n’est pas après un dîner comme ça que tu changeras. Tu te racontes des histoires !
– Parle pour toi… Mais moi, tu vas voir ! Je le sens, tu comprends, je le sens dans mon corps, dans mon cœur, dans ma tête…
– Tant mieux pour toi !
Et il a raccroché.
Je palpitais toujours.
Tu as appelé.
Tu avais ta voix numéro trois.
Je t’ai laissé parler. Je ne comprenais pas tout mais je devinais.
Le dîner chez tes parents… Toi, tendu, mal à l’aise. Un bouquet de fleurs à la main dont tu ne savais que faire. Qui t’encombrait, dont on ne te débarrassait pas. Essayant d’être à l’unisson mais renversant une chaise, un verre de vin, t’excusant, prévenant le geste de ta mère qui avait déjà pris une éponge pour réparer les dégâts. Elle avait mitonné tous les plats que tu aimais. Trois jours qu’elle était « en cuisine ». Pour toi…
– C’était sa manière à elle de te dire qu’elle était heureuse que tu sois là !
Tu ne m’entends pas. Tu continues avec le même débit incompréhensible, ta voix qui dérape, qui devient aiguë, insupportable. Ton père assis à table, silencieux, muet. Il regarde ta mère qui tournoie, se penche vers toi, t’enlace, pèse sur tes épaules, se niche contre ton cou, te parle de toi petit, un petit garçon si doux, si mignon, si gentil et « toujours premier en classe »…
– Toujours premier en classe !
Un petit garçon si parfait, qui faisait sa joie et sa fierté. Toutes ses amies l’enviaient d’avoir un fils aussi sage, aussi bon élève, aussi docile. Un fils qui ne se bagarrait jamais, qui ne déchirait jamais ses vêtements, qui ne traînait pas en sortant de l’école, qui revenait vite retrouver sa maman. Je te préparais un bon goûter, tu ouvrais ton cartable et tu me montrais tes devoirs. On les faisait ensemble, tous les deux, sur la table de la cuisine. On avait toujours de bonnes notes ! On récoltait toujours les félicitations écrites en rouge en bas du livret ! On ne négligeait rien. On se fixait des buts. Toujours plus haut, c’était notre devise. Tu te rappelles ? Un seul jour, tu m’as déçue, dit-elle en te regardant la tête penchée sur l’épaule, alourdie par un souvenir douloureux qui lui mouille encore les yeux… C’est quand tu as eu douze en musique à l’école alors que je te faisais répéter ton piano et ta flûte chaque soir. Chaque soir, tous les deux côte à côte, on faisait des gammes, on révisait le solfège, on jouait ensemble, sur le tabouret du piano. Le Gai Laboureur, La Valse favorite, la Lettre à Élise… Tous ces morceaux que j’avais joués, enfant… Et ce jour-là, à l’école, tu as eu douze en musique. Douze en musique ! Mon passé de petite fille qui voulait aller au Conservatoire, être une grande musicienne, donner des concerts en robe noire, m’est revenu et tu m’as blessée. J’avais mis tant d’espoir en toi ! Tu m’as dit que c’était très bien ainsi et que tu arrêtais le piano et la flûte. Tu m’as jeté un regard méchant, déterminé, les poings dans les poches, bien campé sur tes jambes. C’est fini ! J’arrête ! Je t’ai regardé, les yeux remplis de larmes. J’étais si triste, ce soir-là, que je me suis endormie en pleurant, en étouffant mon chagrin dans les plis des draps. Je m’en souviens comme si c’était hier… Un jour terrible pour moi ! Mais le lendemain, tu t’es repris et tu m’as promis d’avoir dix-huit, la prochaine fois. Personne n’avait jamais vingt, de toute façon. Dix-huit, c’était bien et je t’ai serré si fort contre moi que tu tremblais. Je me souviens de tout, tu vois…
– Ensuite, on est passés à table… J’étais mal, tu sais, si mal. Je ne savais pas quoi dire, alors je parlais de n’importe quoi.
– Tu leur as dit que tu étais amoureux ?
Il éclate de rire. Un rire méchant, sonore qui me crève les tympans.
– Tu es folle ! Je n’ai jamais amené une fille chez moi !
– Mais ils doivent bien se douter que…
– Le pire, ça a été après…
Après le dîner…
Tous les trois repus, le ventre qui heurte la table. Il faut tout manger, elle dit. J’ai cuisiné avec tout mon amour. Mange, mon bébé, mange. Je suis sûre que tu ne te nourris pas bien chez toi. Tu n’as jamais su faire la cuisine… Je te connais par cœur, c’est moi qui t’ai fait. Et toi qui n’en peux plus mais qui manges encore, qui avales un premier dessert puis une glace maison et enfin une petite mousse au chocolat pour garder le goût en bouche pour le café. Tu vois, je me rappelle que tu aimes le chocolat avec le café… Tu avales, tu avales pour ne pas lui faire de peine. Elle te regarde avec des yeux brillants. Elle ne mange presque rien, elle. Elle goûte les plats pour vérifier qu’ils sont assez cuits, assez dorés, assez goûteux, et puis elle les glisse sous ton nez et veille à ce que tu finisses ton assiette.
Après le dîner… quand tu te sens si lourd, si lourd que tu aimerais rentrer te coucher, tu te lèves sur une fesse puis sur l’autre, tu prends appui sur la table et tu dis merci maman, merci pour tout, ça a été une soirée délicieuse mais je crois que je vais rentrer…
Après le dîner, elle te regarde, elle te couve du regard, elle te dit que tu as bien mangé, qu’elle est heureuse, qu’elle ne te voit pas assez souvent, qu’elle ne comprend pas pourquoi, que cela lui fait de la peine, beaucoup de peine, ça sert à quoi d’avoir un fils parfait s’il ne vient jamais me voir… L’autre jour, je suis passée à ton bureau, je passe souvent sous les fenêtres de ton bureau, je savais que tu étais là, ta voiture était garée devant, mais une secrétaire, une pimbêche, m’a dit que tu étais parti en rendez-vous à l’extérieur.
– J’ai donné l’ordre à tous, au bureau, de lui interdire l’accès de ma porte. Au début, elle venait tout le temps, elle s’asseyait dans un coin et me regardait travailler ! Elle refaisait les calculs de l’expert-comptable, elle rangeait mes dossiers, prenait mes rendez-vous, remplaçait ma secrétaire…
Tu t’excuses, tu protestes, tu inventes mille excuses de travail, de travail surtout et uniquement de travail. Elle te prend dans ses bras. Elle a mis son tablier pour débarrasser. Elle te serre dans ses bras comme quand tu étais petit, qu’elle t’avait pour elle toute seule et puis elle relève la tête et elle te dit tu sais ce qui me ferait plaisir, ce qui serait mon plus beau cadeau de fête des mères ? Tu secoues la tête, tu dis non, je ne sais pas, j’avais apporté des fleurs parce que je croyais que ça te ferait plaisir, elle dit que oui les fleurs lui ont fait plaisir mais ce qui la rendrait par-dessus tout heureuse, c’est que tu restes dormir là, avec eux.