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Je t’ai regardé courir et j’ai vu.

J’ai vu une femme gauche, embarrassée. Une femme lourde, d’âge mûr, essoufflée par trop de poids à porter, engoncée dans un manteau trop épais, aux pieds serrés dans des gros godillots. Une femme avec des hanches larges, des jambes énormes enveloppées dans des bas opaques comme ceux qu’on voit dans les vitrines des magasins spécialisés pour personnes âgées, des bras qui battaient l’air comme des ailerons de baleine.

Tu courais comme une vieille femme corpulente.

Ce qui jaillissait de toi, dans cette course, ce n’était pas l’homme bondissant qui tirait dans les étoiles pour qu’elles tombent à mes pieds, l’homme libre et fort qui me dessinait une vie nouvelle, légère, où j’inscrivais mon nom en or, mais une vieille femme massive qui se suspendait à tes basques, t’empêchait de t’élancer, te ralentissait dans tes efforts pour te dégager, une vieille femme que tu portais sur ton dos, qui avait pris possession de ton corps, de ta vie, de tes espoirs, de tes amours.

Une femme qui se dressait devant moi en ennemie et m’apparaissait méchante, hideuse, menaçante.

Quand je me suis assise dans le taxi, j’ai compris que j’étais prisonnière, prise en otage par cette vieille femme et toi.

Elle était là, assise entre nous. Avec son gros manteau, ses larges hanches, ses bas épais, elle reprenait son souffle. Elle s’éventait, dégrafait un à un les boutons de son manteau. Elle passait sa main sous ses aisselles, remettait de l’ordre dans ses cheveux et donnait mon adresse au taxi. Elle se retournait vers moi et me jaugeait, sûre d’elle. Elle me regardait, paisible, et glissait à mon oreille : j’étais là avant, mademoiselle.

J’ai frissonné, me suis recroquevillée à l’autre bout de la banquette et quand tu as voulu m’attirer contre toi, j’ai failli crier : la vieille femme me prenait dans ses bras.

Je ne pouvais pas te le dire. Je ne pouvais pas. C’était trop intime, trop effrayant.

Et puis, j’en étais sûre, tu ne le savais pas. Tu ne voulais pas le savoir. Tu voulais tout oublier de cet amour dévorant de ta mère pour toi. Cette mère qui te voulait parfait, qui voulait que tout soit parfait autour de toi. Tu la portais en toi. Sur ton dos, dans ta peau. Incrustée. Tatouée. Elle ne te lâchait pas d’une semelle.

Elle te prêtait même sa voix…

La veille, tu avais explosé, tout à coup, au téléphone parce que tu ne pouvais plus te maîtriser, que tu suffoquais, mais aujourd’hui, je le savais, tu avais déjà oublié ce dîner qui t’avait fait perdre ton contrôle, ton fameux contrôle, qui avait enclenché cette folle course dans la ville.

Pour lui échapper.

Tu prenais la fuite mais tu ignorais que tu la portais sur ton dos.

Ta mère accrochée à tes épaules, qui te donnait des ordres pour avancer. À droite, à gauche, en avant, en arrière. Des ordres pour aimer : comme ci, comme ça. Pas celle-ci, celle-là.

Pour ne pas aimer.

Quand tu me regardais, ce n’est pas toi qui me regardais mais elle. Quand tu me couvrais de cadeaux, d’attentions, c’était pour lui plaire à elle. Elle qui n’en avait jamais assez, qui n’était jamais rassasiée.

Ce n’était pas moi qui me tenais face à toi.

C’était ta mère que tu devais toujours contenter.

Chaque nouvelle fille, chaque nouvel amour était un moyen pour toi de la fuir, d’arracher un amour qui te délivrerait d’elle, pensais-tu. Tu ne pouvais pas aimer, tu ne pouvais pas t’aimer : elle prenait toute la place, elle te bouchait la vue, le nez, les oreilles.

Parce qu’elle te supporte, elle ? Elle arrive à te supporter ? Ce serait bien la première ! avait dit la grande fille brune dans la librairie.

Elle arrive à supporter la mère que tu portes comme un poids trop lourd, cet amour à trois où la fille n’est jamais assez bien à ses yeux à elle, où rien n’est jamais assez parfait à tes yeux à toi.

Et toi tu te décarcasses pour que ton amour pour l’autre soit en tout point semblable à celui qu’elle te portait, cet amour qu’elle t’a appris à vénérer plus que tout.

Je ne peux pas te dire tout ça.

Je ne peux pas. Tu n’es pas prêt.

Tu as ouvert la porte de mon appartement et tu m’as poussée dans l’entrée.

Tu virevoltes, tu t’agites, tu essaies de comprendre pourquoi je me suis fermée soudain. Tu arpentes le plancher en enfonçant les talons, tu tournes, tu tournes en rond, les pouces dans ta ceinture, les pouces enfoncés jusqu’à la garde dans ta ceinture, les coudes écartés en une interrogation muette et violente. Tu poses sur moi ton regard fixe, déterminé, violent.

Tu aboies :

– Tu es toujours aux aguets, toujours à l’affût. Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Allez, parle ! C’est à cause de cette fille dans la librairie ? C’est à cause d’elle ?

Je ne peux pas te raconter ce que j’ai vu.

Je ne peux pas.

– J’ai encore failli, hein ? C’est ça. Tu l’as ton excuse, maintenant, pour rompre, pour tout casser, tu es contente ? Tu n’en as pas marre de répéter, de tuer tout ce qui t’aime, tout ce qui frémit d’amour autour de toi ?

Et soudain, c’est moi qui transpire, qui sue à grosses gouttes, qui doute. Et si c’était l’ennemi qui avait frappé ? Si je m’étais trompée et que j’étais victime d’une hallucination, mise en scène par l’ennemi de toujours ? Et si toute cette belle scène de libération au restaurant avec ma mère n’existait que dans ma tête ?

Mon frère a raison. On est foutus, ma vieille, on ne peut pas aimer, tu te racontes des histoires…

Pourtant je suis sûre : je l’ai vue accrochée à ton dos comme une sorcière malfaisante. Je pourrais écrire un rapport détaillé, circonstancié, décrire sa poudre de riz qui vire en plaques rouges, ses cheveux gris roulés en une permanente impeccable, ses larges mains gantées qui tiennent un petit sac de chaisière, ses jambes lourdes, enflées. Je l’ai vue !

Je l’ai vue…

Je l’ai vue ou est-ce l’ennemi qui l’a mise dans mes yeux ?

Tu as dû sentir que tu faisais mouche ; toute ton excitation tombe d’un coup. Tu redeviens l’homme sûr et calme qui m’aime et va me guérir. S’engouffrer dans la faille qui s’est rouverte.

Et si c’était l’ennemi ?

Tu t’approches, me prends dans tes bras. Je me raidis un peu mais me laisse faire.

– Je serai plus fort que toi, plus fort que tout ! Laisse-moi faire. Aie confiance !

Je m’abandonne contre toi. Tes mots me bercent, bercent le doute qui m’étreint soudain. J’ai envie de pleurer, de verser des litres et des litres d’eau tiède et salée contre ta veste noire. Je suis lasse, si lasse. Perdue. Je ne sais plus à quoi me raccrocher. Mais je me retiens. Ce serait trop facile. Et puis je ne suis pas encore convaincue d’avoir tort. Après tout, je mène une enquête. Un inspecteur ne doit pas pleurer. Il doit continuer son investigation, recueillir des preuves, des témoignages. Interroger tous les témoins.

– Je vais devenir un homme parfait ! Je vais apprendre à t’aimer, te laisser venir à moi lentement. Je ne vais plus te forcer, te harceler. Tu vas voir ! Je vais t’aimer comme tu en as envie.

– Je ne veux pas que tu sois parfait, je dis tout doucement. Pas au sens où tu l’entends… Je veux que tu sois toi, que tu mettes le doigt sur ce que tu es vraiment.

Un homme parfait, qu’est-ce que c’est ? C’est un homme debout qui occupe son territoire. Un homme imparfait mais qui sait qui il est. Qui accepte ses limites, ses richesses, qui dit je suis comme ça et je vais en tirer le meilleur. Qui n’essaie pas d’être un autre. De plaire à tout prix. À l’autre, pour oublier qu’il n’est que ça : un homme comme les autres.