– Le problème n’est pas d’être un homme parfait, je reprends d’une voix tremblante, comme si je découvrais une vérité nouvelle. Le problème, c’est de reconnaître et d’occuper son territoire. Je peux te servir à ça. Profites-en. Ça s’appelle aussi l’amour. Les moyens de devenir soi-même grâce à une autre qui te regarde et qui t’aime pour toi, pas pour une image idéale de toi. Je veux apprendre ça avec toi. Pour toi et pour moi. J’en ai besoin autant que toi, tu le sais.
Il dit oui. Il m’écoute. Il promet.
Une flamme de bonheur brûlant brille dans ses yeux. Il est chargé d’une mission, d’une nouvelle mission.
– Je voudrais rester seule, maintenant. Je suis fatiguée, si fatiguée.
– Mais je ne te gênerai pas. Je resterai là et je te regarderai dormir…
– Non, s’il te plaît…
J’essaie de cacher le sentiment de dégoût que j’éprouve pour lui. Et la vieille femme. Je ne veux pas d’étreinte à trois. Je vois toujours ses hanches larges, ses grands pieds, ses bas de contention. Elle se dresse devant moi et veut me prendre dans ses bras.
Pour m’étouffer. M’étrangler.
– Il y a deux minutes, tu me disais que tu allais cesser de me harceler… Tu as déjà oublié ? Écoute-moi quand je parle, je t’en supplie. Écoute-moi…
– Je ne te toucherai pas ! Je veux rester avec toi !
Je secoue la tête, le repousse peu à peu vers la porte, pousse son grand corps, son corps lourd, encombrant, encombré. Il résiste et tente de s’esquiver, de s’échapper pour reprendre du terrain.
– S’il te plaît, supplie-t-il tout bas avec une moue désespérée d’enfant puni, s’il te plaît…
– Non, je ne peux pas. Pas ce soir…
– C’est fini, alors ? C’est fini ?
– Non, ce n’est pas fini. J’ai besoin d’un peu de temps, d’espace.
– Mais qu’est-ce que je vais faire, moi ?
– Tu vas rentrer chez toi et demain, on s’appelle.
– Promis ?
– Promis…
Il me lance un regard effrayé, un regard qui quémande une dernière assurance, une ultime promesse. J’ouvre la porte et le repousse un peu plus loin, sur le palier. Il glisse un pied dans l’entrebâillement et demande à nouveau :
– C’est fini ?
Je lui souris et souffle un baiser. Il reste là, immobile, et la porte se referme sur lui. Je me laisse tomber sur le sol, tends l’oreille pour écouter le bruit de ses pas qui s’éloignent. Il ne bouge pas. Nous sommes chacun de part et d’autre de la porte. Il refuse de s’éloigner. Je me raidis, noue mes jambes et mes bras et attends…
– C’est moi qui t’appellerai, lance-t-il enfin d’une voix forte. C’est moi qui t’appellerai !
Et j’entends le bruit de ses pas lourds qui font craquer le parquet puis dévalent l’escalier.
Il ne m’appelle pas pendant un jour, deux jours, trois jours.
Le désir revient lentement en moi. Je pense à lui comme à un être magnifique qui me manque quand il est absent, me comble quand il est là.
Je pense à lui sans avoir peur.
J’efface la scène de la course rue de Rivoli. Je la mets sur le compte de l’ennemi. Je lui tire la langue à l’ennemi. Je n’arrête pas de le vaincre, en ce moment.
Je n’ai plus peur de la vieille femme accrochée à son dos. Je l’ai peut-être rêvée. Ou j’en viendrai à bout. Je suis bien venue à bout de ma mère. Je suis plus forte que toutes les mères, maintenant.
Greg est de passage à Paris pour la promotion de son dernier film.
Greg était de passage à Paris pour la promotion de son dernier film car finalement, Greg a tout annulé. Tous ses rendez-vous avec la presse. Il n’a pas envie de parler de son film, pas envie de le défendre.
– Ce n’est qu’un film, dit-il, un film de merde, en plus.
Je m’indigne :
– Comment peux-tu dire ça ? La critique française l’a encensé, ton dernier film !
– La critique américaine l’a descendu. Comme d’habitude. Anyway… Je gagne du blé et je fais vivre mes ex-femmes et mes enfants. Je ne suis bon qu’à ça. À leur filer du blé.
– Tu as toujours pensé ça de tes films ?
– Pas au début. Au début, j’étais émerveillé… Je trouvais tout merveilleux ! Et puis…
Il s’interrompt, gifle l’air de sa main. Fait craquer ses articulations, lisse sa barbe nouvelle. Demande :
– On va manger ? J’ai une faim de loup !
Je lui raconte les progrès de mon enquête. Le dîner avec ma mère. Il me dit que j’ai de la chance d’avoir une mère si brutale, si directe. Ça fait gagner du temps.
– Mon père est mort, ajoute-t-il, et je n’ai jamais eu le temps ni l’occasion de me réconcilier avec lui. Too bad… Mon frère est mort aussi. Le préféré de ma mère, celui en qui elle mettait tous ses espoirs, toute sa fierté. Un accident de voiture. Et tu sais ce qu’elle m’a dit quand elle me l’a appris ?
– …
– Elle m’a dit : quel gâchis ! Il est parti, et toi tu restes…
Il écarte les mains en signe de constat d’échec. En signe de constat de grand malheur indélébile.
– C’est la vie ! comme vous dites, vous les Français. Je ne la changerai pas. Et c’est trop tard pour me changer…
Il commande des profiteroles au chocolat. Il n’est plus au régime.
Quatre jours que tu n’as pas donné signe de vie.
Je laisse un message sur ton répondeur. Je dis : « Hello, je suis là, tout va bien, tu me manques et c’est délicieux le manque quand on n’a plus peur. »
Le pigeon me tient compagnie. Il ne bouge pas. Je le surveille du coin de l’œil et m’inquiète pour lui. Quand il relève la tête, je le soutiens de mon regard attentif, puis il la repose, engourdi.
Je déjeune avec Anouchka. Elle porte une jupe et je le lui fais remarquer. Elle soupire et me dit qu’elle est obligée. Dans la nouvelle boîte où elle travaille, elle est chargée des relations avec les clients et son patron lui a demandé d’être féminine.
– Il m’énerve ! Il m’énerve ! Quand il s’adresse à moi, il demande : « Et qu’est-ce qu’elle en pense la ravissante Anouchka ? » Est-ce que je m’adresse à lui en disant : « Et le gros Robert avec son ventre en avant et ses narines pleines de poils, il est content ? » En plus, je suis sûre que je suis moins payée que mes collègues masculins qui font le même travail que moi… Je suis en train de mener moi aussi ma petite enquête et la ravissante Anouchka va se défendre, je te le promets ! Je pense que je n’aurais pas été engagée si j’avais eu son ventre et ses narines pleines de poils ! C’est humiliant, tout de même, c’est humiliant ! Toi, tu n’as pas ces problèmes, tu travailles dans ton coin, peinarde !
– Et avec ton fiancé ?
– Je crois que je suis trop en colère. Tout le temps. Je n’arrive pas à accepter… On va dire qu’il me supporte et que je me laisse apprivoiser. Il dit que j’exagère, que je dramatise, mais il n’est pas une femme, lui ! Quand je lui parle de mes subtils problèmes, il tombe du ciel ! Pourtant j’ai envie d’aimer, une terrible envie d’aimer !
Le garçon nous apporte la carte des desserts. On décline poliment et on commande deux cafés.
– J’ai pris deux kilos, je ne rentre plus dans mes vêtements, soupire Anouchka en lissant son ventre. C’est la dernière jupe qu’il me reste. Parce qu’il y a ça aussi : la tyrannie du poids ! Pourquoi fait-on tout ça ? Tu me trouves grosse, toi ?