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ADRIEN GOETZ

À bas la nuit !

Pour Elizabeth Andersson

« Le collectionneur a toujours été pacifique. Ses pièces sont rangées dans leurs boîtes comme des bijoux […]. S’il lui arrivait de représenter des batailles avec ses pièces, c’était pour jouir de la vue des couleurs, mais ce qu’il aimait le plus, au fond, c’était le défilé, la troupe en marche, en rang, précédée des tambours et dominée, entre les baïonnettes, par la haute silhouette des officiers à cheval. […] Mais nous ne sommes que des apprentis en comparaison de certains collectionneurs passionnés qui repeignent eux-mêmes, une par une, et bouton par bouton, toutes leurs pièces. […] C’est ce que faisait […] Coisel, dans la collection de qui j’ai vu ces gardes à cheval du président du Pérou, dont je rêve encore. “Avant la guerre, me dit un amateur, je ne collectionnais que le moderne. Mais croyez-vous que je vais pouvoir me résigner à collectionner ce bleu mixte et ce jaune terreux ? Non, monsieur, jamais ! Aussi j’ai pensé à une chose : j’achèterai des pièces non peintes, je combinerai des têtes avec des corps, j’inventerai des uniformes, et j’aurai une armée à moi ! Oui, mon armée à moi, et mon drapeau, et mes maréchaux…” Au fond, c’est ce que nous désirons tous : avoir notre armée à nous. »

VALERY LARBAUD,
Questions militaires (1913)

PREMIÈRE PARTIE

Quelques jours sans dormir

CHAPITRE 1

Une fête à Florence

Nous étions mariés depuis vingt-quatre heures la première fois que nous rencontrâmes Maher. Pour fuir la fête et nos familles, nous avions roulé, sans étape, vers Florence. Konrad de Faulx nous y attendait et nous prêtait une chambre chez lui. Il était dix heures du soir, il nous conduisit chez Maher : « Vous serez à l’abri, vous ne connaîtrez aucun invité, c’est mon cadeau, ne me remerciez pas. »

Il ne nous permit même pas de nous changer. Nos habits, ceux de la soirée de notre mariage, avaient l’air de sortir d’une malle de théâtre après une nuit et une journée de route. Konrad ne nous laissa pas lui dire à quel point cette journée était importante : nous avions fait, dans la dernière station-service, le serment solennel — tête du pompiste italien médusé — de n’avoir désormais plus qu’une âme, qu’une seule opinion sur tout, et de n’exprimer celle-ci qu’à la première personne du pluriel.

Cette invitation nocturne ne nous tentait pas.

« Pitié, Konrad, le soir tombe…

— À bas la nuit ! Vous restez avec moi ! »

Sa voiture démarrait. Konrad disposait d’un chauffeur et semblait vivre à Florence dans un luxe encore plus grand qu’à Paris. Toujours souriant, bien chaussé, décoiffé, c’était un ami très plaisant à observer. Malgré notre lassitude, notre peu de goût pour les mondanités, notre envie d’une nuit de noces, nos allures de vagabonds, nous étions impatients de rencontrer Maher.

Maher Bagenfeld, cet aventurier pour magazines, dont notre vieux Konrad, toujours à l’affût de clinquant, venait de faire son meilleur ami. On ne parlait que de Maher Bagenfeld, dans les journaux, chez nos amis, dans le petit monde des musées. Toutes les rumeurs couraient sur son compte. Son visage restait comme en retrait, sur les photos, les yeux flous. Depuis deux mois, on reconnaissait Konrad, à ses côtés, sous les lustres de villas suisses ou dans des palais d’Italie. Une jeune fille à l’air sage se tenait parfois auprès d’eux.

De Maher, sur lequel les journaux écrivaient tant, nul ne savait rien. Comment cet inconnu avait-il fait fortune ? D’où sortait-il ? Seul Konrad de Faulx aurait pu nous le dire, il s’en gardait bien.

Nous ne connaissions pas Florence, nous n’en avons rien vu. Konrad nous obligeait à ne regarder que lui : agenouillé sur son siège à côté du chauffeur, il avait l’air d’un donateur de la Renaissance qui aurait gesticulé sur un prie-Dieu. Dehors, aucune des façades éclairées n’attira notre regard. Des palais dont nous aurions pu nommer, un à un, tous les architectes. Nous en resterions aux clichés — Duomo, Ponte Vecchio, Palazzo Pitti — les cartes postales que notre ami nous avait envoyées par dizaines, pour ne rien dire, nous féliciter de notre mariage, s’excuser de ne pas y venir, nous supplier de le rejoindre au plus vite. Florence, n’était-ce pas idéal pour un voyage de noces ?

Nous avions fait des études d’histoire de l’art sans mettre les pieds à Florence. Les jeunes conservateurs manquent d’argent. Maintenant que nous étions un peu plus riches, nous allions profiter de ces quelques jours de vacances pour arpenter. Les Offices, l’Académie, le Bargello, mais aussi les endroits moins connus dont les livres nous avaient signalé l’existence : l’église Sainte-Madeleine du Borgo Pitti, la villa Stibbert, le musée Horne, la villa I Tatti et le Museo di Firenze com’era, avec ses plans et ses gravures. Le musée archéologique aussi, où l’on voit une chimère étrusque en bronze restaurée au XVIe siècle par Benvenuto Cellini. Et lorsque nous aurions vu la Descente de Croix peinte par Pontormo à San Félicita plus rien ne manquerait à notre félicité.

Tout à l’heure, sous un éclairage nocturne, en compagnie d’une foule de bons à rien oisifs et creux, nous serions admis, grâce à ce pitre de Konrad, à contempler une collection que nul n’est d’ordinaire autorisé à visiter, comme dit la voix off dans les documentaires « culturels » de la télévision. Les toiles réunies par deux générations de Bagenfeld et dont Maher venait d’hériter à la mort de la vieille Laura Bagenfeld, la femme la plus excentrique et la plus riche de Suisse.

« Ah ! Je voulais passer par la place de la Seigneurie, vous méritez bien un avant-goût d’architecture ! »

Coup de frein, volte-face du chauffeur. L’entrée de la place était bloquée par une armée de carreleurs en service de nuit, repavant cette salle de bains où David attendait de plonger dans la fontaine de Neptune. Sans vergogne, Konrad faisait prendre à sa voiture les avenues piétonnières, très passantes à cette heure. La passeggiàta, défilé de toutes les marques de sacs à main, de lunettes, de chaussures, le triomphe des accessoires. Les cyclistes tournoyaient. Les filles riaient. Les autres insultaient notre bolide, insolent et empêtré. Nous avions envie de faire l’amour, nous étions fatigués.

« Accélérons. Attendez demain. Nous irons à Santa Croce. Vous comprendrez pourquoi Florence est le centre du monde. »

Notre regard : à la prochaine banalité dite sur ce ton, nous unirions nos dernières forces pour les étrangler, lui et son chauffeur muet, et prendre les commandes.

Nos yeux se fermaient dans cette nuit où Konrad nous entraînait, presque malgré nous, vers ce play-boy aux allures d’escroc que nous ne connaissions pas. Cette ville, déflorée par toutes ces années d’études, de recherches, de rêves, de désir, glissait entre nos doigts. Florence faisait même un peu peur. Elle ne nous réconfortait pas après cette route si froide.

Les portières s’ouvrirent. Tourbillon de l’entrée, photographes, l’escalier d’un palais. Nous dûmes rester élégants en gravissant cinq étages, robe longue et smoking, nos tenues redevenues parfaitement adaptées, avec ce qu’il faut de négligé. Les Italiens s’« habillent » plus que nous, et pour les réceptions chez les hôtes de rang un peu flou, avec plus de recherche encore que de coutume. Konrad maintenait une dizaine de marches et trois ou quatre flashes d’avance. Maher avait mis en location les quatre premiers niveaux du « Palazzo Bagenfeld », des boutiques de luxe et des bureaux « de prestige » s’y étaient nichés. Au sommet, il s’était réservé un appartement de six salons, murs blanchis à la chaux, encadrement de portes en pietra serena fraîchement taillée, du Brunelleschi de cette année.