Il me manquera toujours celle où ont disparu les femmes de l’Antiquité, les femmes du Moyen Âge, Christine de Pisan, Blanche de Castille… Vous connaissez la musique : mais où sont les neiges…
— Pourquoi des chambres ? tu aimes les lits à ce point, la nuit… ?
— J’ai la nuit en horreur. Je voudrais tant ne pas dormir. Je fuis la nuit. Je vis la nuit. Je dors trois ou quatre heures, et encore jamais d’affilée, pendant le jour. J’ai peur de me laisser aller à la nuit. La place de la Concorde la nuit ; elle redevient la chambre de parade, pleine de lumières, de jets d’eau et d’architecture où est morte Marie-Antoinette. Je hais la nuit, mais je suis fasciné par le sommeil des autres, la mort ensuite, si vous voulez. »
Konrad taillait au sécateur ces paradoxes d’agrément, nous n’avions guère le cœur de le trouver brillant, Maher somnolait, et d’un tacite accord nous avions ajourné l’exécution du troisième mouvement de notre quatre mains. Konrad continuait à élaguer les bosquets de son jardin à la française, il n’avait pas l’idée de se taire :
« Résister à la nuit, c’est ce qui m’empêche de grandir. Ce qui nous a rapprochés, Maher et moi, c’est notre peur de la nuit : une hantise que je ressens, même ce soir, devant l’effacement du jour. Nous n’avons peur ni de l’avenir, ni du lendemain, ni de l’aurore, ni de faire la sieste ou la grasse matinée : nous avons peur de la nuit noire. Pour nous, il ne devrait y avoir ni lune, ni saisons, ni années. L’âge venant ne nous surprendra pas. Nous vivons au jour le jour et laissons la nuit à la nuit. »
Où était Jeanne ? Souffrait-elle ? Konrad, avant de poursuivre son monologue, tira d’un coffre une autre bouteille :
« C’était à Paris, dans un des derniers restaurants qui ne ferment pas. Nous étions restés seuls, aux extrémités d’une salle vide. Nous avons lié conversation. Quand il a su mon nom, Maher m’a assené, les yeux à demi fermés, les sourcils tendus pour lutter contre le sommeil : “Votre père a vendu en 1967 un Saint Jean Baptiste de Murillo au duc de Xaintrailles, il a vendu en juin 1971 un panneau attribué au Maître de Sainte-Gudule aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, il a vendu…” Il a parlé dix minutes, le sagouin !
Nous avions beaucoup vendu. Il se présenta. Il avait beaucoup acheté. J’ai murmuré à voix basse : “Votre père à vous est inconnu. Vous êtes l’héritier sur lequel tout le monde s’interroge. Je jure bien de ne rien vous vendre — Parce qu’il ne vous reste rien à proposer !” Nous avons ri, commandé du vin, un bon clos Lothar, je me souviens, et discuté jusqu’au matin.
« Maher avait pris pour moi le visage de la nuit. »
Après cette phrase définitive, Konrad et ses formules battirent en retraite et il n’ouvrit plus la bouche. Du coup, il ferma l’œil. Maher, qui avait écouté, nous jeta, avant de s’allonger sur le canapé, un regard d’affectueuse complicité.
CHAPITRE 5
La couleur orange
Le lendemain s’entassaient dans l’entrée, sous l’œil mal peint du président Tern-Valognes, les acquisitions de la veille. Maher, plein d’énergie, faisait deux piles. Il prit le dessin de Carpaccio, nous le tendit :
« Pour me faire pardonner d’accaparer votre voyage de noces : acceptez, j’insiste, comme une ancienne carte postale de Venise, où je vous ai empêchés d’aller. C’était votre idée, après Florence, non ? »
La sanguine avait bien le format d’une carte : un quai, trois gentilshommes dessinés avec précision et, derrière eux, un navire en suspens. Maher ne nous laissa pas le temps de remercier :
« Je voudrais souffler un peu. Les sept œuvres sont en bas, dans une estafette. Nous les conduirons nous-mêmes en Normandie dès demain. Vous verrez, j’habite un bel endroit, très sauvage : la seule maison des Bagenfeld où ils ne recevaient jamais personne, une maison sans nom sur la grille, discrète, sans téléphone. “Ils” sont bien renseignés !
— La police connaît ?
— Je ne crois pas. Je n’en ai pas parlé. J’ai suivi les instructions.
— Et les hypothèses ? Konrad ?
Maher lui lança un regard dubitatif.
— J’y ai réfléchi. Quels sont les points communs entre les sept tableaux ? Ni pays, ni époque, ni date d’acquisition, ni valeur, ni manière, ni sujet. Mais regardez, on peut remarquer une certaine teinte d’orange que l’on retrouve sur toutes.
— Les oranges de Cima, excellent, approuva Maher, continue.
— Et sur les autres : la robe de la sainte Catherine du Caravage est frangée de cette couleur exacte ; la bannière de saint Georges paraît jaune, en fait, elle est très nettement orangée quand on n’observe qu’elle sur la toile ; il y a une orange dans la corbeille de fruits d’Arcimboldo ; le paysage d’incendie, à l’arrière-plan du Greco, flambe en orange et vert…
— Joli. Mais pas de couleur orange sur l’anonyme florentin, de plus en plus beau à mesure que je l’étudie… Et j’ai failli le revendre !
— Cela t’aurait évité de le donner !
— Très drôle Konrad ! L’anonyme florentin et mon Watteau : deux tableaux où l’orange n’apparaît pas. Ta théorie chavire mon pauvre.
— Deux scènes militaires, voici un point commun : scène de bataille et halte de cavaliers.
— Si tu veux : l’armée ! Outre ceux-là, regardez : saint Georges, patron de la chevalerie, l’épée en main, sainte Catherine avec ce soudard peint derrière elle par Caravage, mais pour ce qui est de Cima da Conegliano, du Saint Jean de Greco et de l’Arcimboldo, je cale.
— Sur le Cima, nous avons saint Paul qui tient une épée…
— Si l’on veut, mais restent l’Arcimboldo et Greco. Le Greco est une merveille, même s’il s’agit d’une réplique. Regardez-le, sans doute une seconde version d’un de ses tableaux les plus fameux, faite pour être conservée chez lui. »
Maher avait ressorti les photographies.
« Ton Arcimboldo, que représente-t-il au juste, qu’est-ce que c’est que cette bête-là ?
— Plus je le regarde, moins je le pense d’Arcimboldo. Il ressemble à sa technique, mais on l’imitait beaucoup dès son époque. L’histoire de la toile n’est pas complète, et elle a été achetée vers 1935 : les trois quarts des Arcimboldo de ces années d’entre-deux-guerres sont aujourd’hui catalogués comme “arcimboldesques” dans les musées. Laura n’avait pas osé le prêter à l’exposition de Venise, au Palazzo Grassi : on a peur de la vérité, vous savez.
— On dirait un dragon…
— Un dragon en fruits et légumes. Regardez les autres, je crois que nous le tenons notre fil commun ! C’est plus troublant que les guerriers ou que les petits pans de mur orange !
— Un dragon sous les pieds de saint Georges et un autre sous ceux de sainte Catherine, cela aurait dû nous crever les yeux !
— Ce ne sont pas des dragons de la même famille, celui de Carpaccio est un parent pauvre, un vieux cousin de province, qui n’a plus que les écailles sur les arêtes, comparé au gentil monstre joufflu peint par Caravage. Le seul dragon qu’il ait jamais peint.
— Il ne s’y est pas risqué deux fois ! Si tu caches le reste du tableau, il est grotesque, ce dragon. Et les autres ? »
Maher continuait la démonstration : « D’abord Greco : saint Jean tient un calice d’or. De ce calice, un lézard semble émerger, comme celui du musée des Offices, que vous auriez vu si je vous avais laissés tranquilles, à Florence. Petit, mais incontestable : c’est un dragon. Sur la scène de bataille florentine, j’ai cru que je ne trouverais rien. Deux armées s’affrontent : Romains en cuirasses dorées avec leurs chevaux et leurs chars ; en face d’eux, des Barbares en braies, barbus et chevelus, avec leurs femmes qui défendent le campement en s’arrachant les cheveux. Ces armées ont leurs enseignes : pour Rome, ce sont les grands rectangles rouges portant les lettres SPQR en travers. Pour les Barbares, on n’a peint qu’un drapeau, dans le coin : un dragon vert qui se tortille d’un bout à l’autre de l’oriflamme en crachant une fumée noire. Par la taille, il est le cousin, cette fois, du dragon du Greco.