— Nous progressons. Restent la Halte de cavaliers de Watteau et la Madone à l’orange.
— Vous la connaissez bien, je crois… Alors, l’avez-vous vu, le petit frère de notre monstre ? »
Sur le linteau de la porte, dans la cité idéale dont les remparts fuyaient à l’arrière-plan, il est peint en rouge sur un crépi beige, ou plutôt « fleur d’oranger » ; c’est exactement la même pâte que les petites taches sur les arbres qui bordent le chemin : la double haie de fruits qui mène à cette ville. Un dragon rouge, comme sur une porcelaine de Chine, figure au seuil d’une maison, emblème d’une famille qui n’existe pas. Nous avions cru, au premier regard, dans notre chambre à Nyon, apercevoir le lion de Venise badigeonné sur la muraille. Cima da Conegliano l’a peint pour qu’on ne le voie pas : la toile est haute, l’endroit minuscule où se niche le dragon est bien à deux mètres du sol. L’observateur le plus passionné, à moins de prendre un escabeau pour regarder l’œuvre, comme nous l’avions fait, ne le remarque même pas. Maher l’avait vu. Il connaissait donc chaque détail, même le plus infime, de tous ses tableaux ?
« Et les ravisseurs, reprit Konrad, seraient aussi tordus que vous, ils seraient allés remarquer ce graffiti sur une toile qui n’a pas quitté Nyon depuis des dizaines d’années ? Et le Watteau, il est grand comme un livre, pas de dragon caché : de braves gens du XVIIIe siècle qui donnent du fourrage à leurs bêtes. Et ces canassons-là, même si ce ne sont pas des pur-sang, tu ne prétendras pas…
— Pas les chevaux, leurs maîtres.
— Des « dragons » !
— Une halte d’un régiment de dragons. Il faut vérifier.
— Tu as pensé à notre amie, interrompit Konrad sarcastique.
— Ton amie surtout. Je l’ai appelée au réveil pour une consultation d’urgence.
— Calamité ! Nous n’avions pas assez d’ennuis !
— C’est pratique, quand on connaît Konrad, pour toute situation, il dispose, en magasin, d’“un ami” qui peut aider, qui connaît, qui renseigne… Vous vous demandez si tel uniforme est bien celui des dragons, un quart d’heure plus tard, une divine créature apparaît pour tout expliquer. »
Le majordome entra : la baronne Coignet demandait à être reçue.
« Sur-le-champ ! »
Entra une dame énorme, sanglée dans une robe vert Empire et noire, en velours et satin. Elle aurait été sélectionnée pour venir à notre mariage, si elle s’était manifestée plus tôt. La cinquantaine ingrate, très vulgaire ou très distinguée :
« Où est-elle, cette croûte ? Vous l’avez en photo. Mais c’est absolument charmant, ce petit sous-bois. Pourquoi hésitez-vous, mes chéris, ce sont des dragons de la plus belle eau, rudes et gaillards !
— À quoi le voyez-vous, ma chère Sidonie ?
— Et moi, n’en ai-je pas assez peint, des comme ça ? J’en ai fait six régiments qui sont dans ma buanderie. Douze boîtes.
— Des dragons anglais, alors ?
— Où prends-tu ça mon petit Maher ? Tout rouge n’est pas angliche. Ecoute-moi : la forme de l’habit et ce bonnet qui traîne, là, sur la botte de paille, à côté de la pioche, prouvent que ce sont des dragons français. Les guêtres à boucles indiquent que nous sommes vers 1710–1720, avant la réforme de 1750 en tout cas. Quant aux vestes rouges à retroussis bleus, on peut préciser, grâce à elles, que nous assistons au bivouac du régiment capitaine-général : rien de moins, le premier dragon, le plus glorieux, avec des chevaux gris et pas noirs, vous le voyez, ils ne portaient ce fameux bonnet qu’aux revues où il y avait le roi. Ils le trimbalaient partout sans le mettre. Ils le coiffaient sur la tête de leurs chevaux. Des héros ! Voilà pourquoi tous ces petits ont leur chapeau noir galonné… mais… mais, mon petit Maher, donne-leur de bon cœur, cette croûte ne vaut pas le clou pour l’accrocher ! C’est un faux grossier !
— Sidonie ! Mon Watteau !
— Ces chapeaux ! À galons dorés ! »
Elle prenait l’air oracle.
« Eh bien ?
— Jeunes gens, jamais le capitaine-général n’aurait porté de galons dorés ! C’est le privilège strict du dix-septième régiment, celui des dragons de Marbeuf !
— Impossible. Mon tableau est suivi depuis l’origine, j’en connais tous les possesseurs. Et puis on voit bien que c’est un Watteau. Personne n’a jamais pondu le moindre article contre lui. C’est même un Watteau rarissime, dont il a tiré une eau-forte. Il fut acheté à la vente Simard-Lebreton en 1912 par Évariste Ier Bagenfeld. Le père de Simard-Lebreton l’avait acquis dans la collection Fesch, ou son grand-père. Quant au cardinal Fesch, vous savez, l’oncle de Napoléon qu’il avait fait grand aumônier de l’Empire, il ne l’avait pour une fois pas fait piller par nos troupes en Italie… »
Maher disait « nos troupes » avec l’assurance d’un des barbons qui l’avaient couvert d’insultes à la vente.
« Non, il l’avait acheté en Corse, au gouverneur… le… quel nom dites-vous, Sidonie ?
— J’en sais rien, moi, tu nous rases.
— Mais si, le dix-septième dragon…
— Marbeuf.
— Au gouverneur de la Corse, le comte de Marbeuf ! Gouverneur au moment de la naissance de Napoléon. On disait même que lui et Marna Laetitia…
— Coïncidence pour nos dragons ?
— Je respire ! Sidonie, vous m’avez fait une peur… Le brave Marbeuf, le comte de Marbeuf, représentant du roi de France en Corse, qui avait donc ce tableau de Watteau chez lui, l’a fait maquiller pour l’intégrer à sa série de toiles familiales et pour que Watteau ait l’air d’avoir peint le régiment de son nom. Je parie que ces galons redeviendront argentés au premier nettoyage. Je n’oserais pas le faire lessiver, il est trop fragile.
— Taratata ! claironnait Sidonie Coignet. Konrad, mon gros, convainc-le, on ne peut pas laisser ça. C’est une erreur qui crève la toile, elle va déparer ta galerie, Maher, enfin ! Toi, un connaisseur, on va te prendre pour une bleusaille si tu laisses ce galon jaune ridicule. »
Rien n’allait vraiment mal si l’on pouvait encore se disputer pour des rubans. Les sept peintures cachaient sept dragons, très différents les uns des autres. Maher fit remarquer à Konrad que cela n’éclaircissait rien.
Sidonie, baronne Coignet, écrasait de toute sa masse le bureau sur lequel elle s’était juchée et couvait à elle seule une bonne vingtaine de clichés.
Konrad nous expliqua ce phénomène un peu plus tard : la Coignet avait été une amie de sa mère, qui lui faisait déjà peur quand il était enfant, une « snob terrifiante » autrefois. Vieille fille, unique héritière du beau nom de Coignet, patronyme sentant la mitraille et le vent du boulet, elle s’affublait du titre de feu son père. À quarante ans, après avoir battu en vain la campagne pour changer d’état, Sidonie, de guerre lasse, s’était mise à grossir et à ne plus voir personne, à avoir les mains bariolées de taches et de balafres jaunes, vertes, rouges, bleues… Elle intrigua son entourage. À la mort de son père, « officier supérieur », elle avait été très troublée. Puis, se ressaisissant, elle avait adopté, outre le titre, les monomanies paternelles : dans son appartement, près des Invalides, elle passait ses journées à dévorer des gâteaux en moulant, polissant, peignant à la loupe des centaines de soldats de plomb. Elle s’intoxiquait, mais tant pis, le chocolat servait de remède. Elle démoulait ses figurines nuit et jour. C’était devenu une monomanie. Maher et Konrad étaient allés la voir un jour avec Jeanne. Elle leur avait montré des cartons à chaussures entiers de régiments multicolores. Ils avaient envahi la maison. Dans le salon, les phalanges d’Alexandre affrontaient les Prussiens de Blücher alliés aux Anglais de la guerre de Cent Ans. Peu à peu, les soldats — elle disait « mes hommes » — avaient pris possession de sa vie de vieille fille.