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« Merci, chère Sidonie, nous savions qu’avec vous, tout redeviendrait simple.

— Que peignez-vous en ce moment, Sidonie ?

— Un vieux rêve. C’était d’abord très abstrait. Je fais un peu mon Marbeuf. Il n’y a jamais eu de “régiment Coignet” sous l’Ancien Régime, à mon grand dam, notre famille n’a fait ses débuts que sous Napoléon. Alors j’ai inventé tout un corps d’armée : il se situe vers 1750, il porte nos armes, enfin mes armes, sur son drapeau à croix blanche, et les hommes sont vêtus de mes couleurs, azur, argent et contre-hermine. C’est très beau, j’y suis depuis un mois : j’en ai déjà plein la cuisine. J’allais justement m’atteler à la cavalerie : nous en manquons. Je vais de ce pas me faire quelques dizaines de dragons, vous m’en donnez l’idée, jeunes gens ! »

Magistrale, au son de fifres et de tambours d’imagination, comme si elle eût dû passer entre deux haies de gardes-nobles et de zouaves pontificaux en grande tenue, sortit la baronne Coignet, la Gerolstein des grenadiers miniatures.

Paris ne ressemblait pas à Paris. Un autre paysage se superposait à cette ville trop proche, trop réelle, trop vivante. Paris, ce jour-là, semblait différent, et comme nous ne percevions pas pourquoi, il nous était indifférent. Après trois quarts d’heure de flâneries, nous avons enfin compris ce qui était arrivé aux bords de la Seine : Paris connaissait une de ces journées d’inondation qui font sortir les photographes de leurs coquilles. La foule, sur les berges, regardait les réverbères qui avaient de l’eau à mi-corps, ou, dépassant du fleuve, les arbres du square à la pointe de l’île. Derrière la statue d’Henri IV, comment allaient faire les habitués des rendez-vous galants ? Cela ne nous intéressait pas : amants, heureux amants, voyagez donc, comme nous !

Le lieu de notre prochaine dérive n’était pas fixé : pour obéir aux ravisseurs, nous devions partir vers la Normandie, mais rien n’était sûr. Fallait-il continuer à suivre Konrad et Maher, ils n’avaient pas besoin de nous ? Connaissaient-ils le lieu de détention de Jeanne ?

Jamais nous n’aurions pu prévoir le spectacle qui nous attendait au bas de l’immeuble Bagenfeld : mademoiselle Milpois, installant dans une estafette, sur le siège du passager, une pile de boîtes noires et carrées qu’elle manipulait religieusement. Cette bonne demoiselle, si sage d’ordinaire, avait noué un foulard sur ses cheveux, revêtu une veste de velours, un pantalon blanc et des bottes d’amazone à revers marron. Dans ce quartier, à cette heure, à son âge, devant ce camion, parée à la manœuvre — elle s’assit à notre arrivée —, c’était plutôt inquiétant. Autour d’elle veillaient les trois gardes du corps de Maher. Ceux qui s’étaient levés, à l’hôtel des ventes, quand nous étions entrés, et deux motards qui, à distance, s’efforçaient de ne rien montrer. Tout était prêt pour le départ. Notre voiture, astiquée, avait été garée à côté par un de ces anges gardiens. Mademoiselle Milpois, affairée, ne nous vit pas.

À l’étage, Maher et Konrad se disputaient :

« C’est de la folie, mon pauvre Maher, de confier le camion à cette cinglée. Elle a son permis de conduire ?

— Depuis au moins un demi-siècle.

— Je vais conduire moi-même.

— Pardon, j’ai plus confiance en elle qu’en toi. Les tableaux sont emballés dans des caissons qui résisteraient à tout. Au volant, elle est la prudence même et, à part moi, je ne connais personne qui tienne autant à la collection. Tu sais son attachement maladif à tout ce qui rappelle les Bagenfeld…

— Elle a été la maîtresse du vieux ?

— Elle aime la peinture, elle vit dans ce monde depuis si longtemps. Je ne veux pas conduire l’estafette moi-même, je suis trop nerveux. Je suis certain que nous serons en Normandie ce soir grâce à elle. »

Konrad écarta le voilage :

« Elle est déjà à son poste, c’est monstrueux. Elle enfile ses gants pour conduire : on dirait ma pauvre grand-mère avant la messe, habillée deux heures trop tôt, et attendant en exaspérant tout le monde avec sa canne et sa toque de fourrure… À quoi rime cet empilement de cartons noirs à côté d’elle, des petits cercueils de la mafia ? Ça va lui diminuer la visibilité…

— Impossible de la dissuader. Elle a voulu tout emporter…

— Quoi encore ?

— Sa collection. Tu sais, elle est toujours habillée pareil avec son tailleur…

— Sauf aujourd’hui, elle fait très campagne, mais ces cartons d’œufs, c’est quoi ?

— J’y viens : toujours le même tailleur, et un rang de perles. Figure-toi, mon petit Konrad, que ces perles ne sont jamais les mêmes. Depuis le premier collier de ses dix-huit ans, elle en a pris la manie, et c’est de la frénésie, elle en achète sans cesse. Elle me les a montrés tous, une fois, en rougissant un peu, c’est faramineux.

— Je vois, la cinglée archétypale.

— Tout de suite, ça me l’a rendue sympathique. Ce qu’il y a de bien, c’est que c’est une collection qui ne se voit pas. On pense : cet éternel rang de perles… Non, c’est plutôt bien…

— Des cadeaux du père Bagenfeld ?

— Quand elle se déplace, c’est toujours avec ses écrins, d’où le remplissage du camion… J’ai essayé de lui dire…

— Oui, je sais ce que c’est : l’entêtement. Je cède, puisque que tu passes tout à cette perle qui en possède tant. »

Fallait-il continuer à suivre cette bande de maniaques ? Comment Jeanne supportait-elle ces fous à lier ? La mère Milpois et la Coignet, quelle galerie ! Revenir chez nous comme si de rien n’était, en remerciant pour le spectacle ? Nous ne leur devions rien, ni à Konrad, ni à Maher. Cette histoire ne nous concernait pas. Le majordome est entré :

« Deux messieurs demandent à voir Monsieur. »

Konrad jeta une nouvelle fois un regard par la fenêtre. La tour Eiffel avait-elle les pieds dans l’eau ?

« Maintenant, impossible.

— C’est que ces deux messieurs sont de la police.

— Faites entrer. »

Un jeune lieutenant en blouson, accompagné d’un adjoint plus âgé, tous deux armés, se présentèrent :

« Dans le but d’assurer votre sécurité, nous avons fait garder l’ensemble du quartier. Par une élémentaire prudence, toutes vos habitations sur le territoire français, cet immeuble, votre maison de Saint-Michel-des-Loups en Normandie, la villa de Cannes et votre propriété du bec d’Ambès sont actuellement surveillés par nos hommes. Avec discrétion, rassurez-vous. Le dispositif a été mis en place cette nuit et ce matin. Ils se manifesteront vite, croyez-moi, j’ai l’expérience de ce genre d’affaire. »