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Maher ferma les yeux, une seconde. Konrad, sans mot dire, ouvrit les volets, tira les rideaux — le soleil envahit la pièce, un tableau de Caillebotte — et sauta par la fenêtre.

CHAPITRE 6

Un château en forêt

Les deux hommes se ruèrent au balcon. Maher nous entraîna vers la porte. Nous avons dévalé l’escalier, malgré nous. Konrad, au volant de notre voiture, démarrait déjà. Nous montâmes en marche tous les trois. Mademoiselle Milpois suivit au quart de tour. Les motards et les hommes de Maher se chargèrent d’empêcher les policiers de se jeter à nos trousses. Nous vîmes leurs ombres éberluées, ne sachant où se diriger : nous avions déjà tourné au coin de la rue.

« Bon réflexe, la mère Mille-perles.

— Toi aussi, Konrad, pas mal le coup de la fenêtre.

— Diversion classique, du cinéma.

— Je ne pense pas qu’ils nous suivent.

— Par l’autoroute de Normandie, je ne donne pas dix minutes qu’on ne soit repérés.

— Le rendez-vous pour la rançon ?

— Ajourné. Tout est gardé. Je doute même que les ravisseurs se risquent à l’endroit convenu. Et ils vont croire que nous avons prévenu la maréchaussée…

— Konrad, ton avis ?

— D’abord, éviter à tout prix les quatre sites sous surveillance. Ensuite mettre les tableaux en sûreté. Puis on avisera. Il faudra faire savoir aux ravisseurs qu’on est toujours prêts à traiter. Je les crois assez malins pour nous dénicher, plus que la police. Je ne suis pas inquiet, on saura qu’on a voulu échapper au petit lieutenant, la presse, tout le battage…

— Les ravisseurs n’ont plus aucun moyen de nous retrouver ; on ne sait même pas où l’on va. Et notre premier souci est d’essayer de semer ceux qui veulent nous protéger.

— N’exagérez pas tous les deux. C’est un repli tactique. Ne mésestimez pas l’adversaire. Les truands nous retrouveront. Si l’on commence à compter avec la police, tout échouera. »

Konrad se tourna vers nous, malicieux :

« Si nous allions chez vous ? Ça vous ferait plaisir ?

— Vous n’habitez pas Paris ? interrogea Maher.

— Ils habitent un château en bon état, perdu au cœur de la France, forêt superbe, cadre historique, et qui ne leur appartient pas. Le luxe. Mon rêve.

— Comment cela ?

— C’est un monument national… nous sommes les conservateurs…

— Tous les deux ?

— Respectivement, conservateur et conservateur adjoint, nous nous sommes mutuellement pardonné.

— C’est discret ?

— Au cœur de l’Auvergne, un coin perdu, vingt visiteurs par mois. Oui, c’est un premier poste…

— Je ne savais pas que c’était ça, votre métier. Je me réjouis de visiter votre monument. Vous avez des tableaux ? »

En mourant, l’année précédente, le duc de Lieupart, veuf depuis peu, sans enfants, avait légué à l’institut le domaine de ses ancêtres. Nous en étions les premiers conservateurs : une solitude dans les montagnes, où le duc avait passé dix ans à rédiger une fracassante Histoire de la Fronde. Il s’y était éteint au milieu de ses livres, de ses arbres et de ses chevaux, veillé par un vieux serviteur qui, chose curieuse, se prénommait Jacques comme son maître. Les ducs de Lieupart s’appellent Jacques comme les La Rochefoucauld François.

« C’est une nouvelle voiture ?

— Nouvelle pour nous. Tu sais, nous t’avons parlé de notre tante romancière. Elle collectionne les voitures de course. Elle en change tout le temps. C’est sa passion. On se demandait même à une époque si elle ne convoquait pas les journalistes pour se faire photographier dans ses nouveaux engins.

— J’ai lu ses livres, des carambolages, je les aime. Elle vous a donné cette merveille ?

— Exactement. Mais elle était rouge à l’époque. Nous avons appliqué nous-mêmes douze couches au moins de bleu marine.

— C’est pour cela qu’elle est plus vernie qu’un stradivarius, cette petite auto. Bon moteur…

— Admire, Konrad, cette couleur unique.

Pour la mécanique, heureux que tu saches apprécier. C’est un cadeau de mariage. Jusqu’à présent, le plus utile… »

Konrad se lança dans une longue plainte. Il devait téléphoner à une amie ce soir à Paris, elle attendait sans faute son appel :

« Elle va croire que j’ai oublié. C’est très important. Pour une fois qu’elle allait passer une semaine sans son mari, je l’avais invitée… Je vous embête avec mes histoires. Je sais que ce n’est pas le moment… mais enfin, c’est contrariant, vous comprenez. Avec tout ça, on ne peut pas faire de projet trois heures à l’avance… C’est encore long, cette route ? Elle suit toujours, la vieille dans son huître à roulettes… Vous aviez déjà rencontré Eléonore ? Oui, bien sûr, je suis bête. À Florence. »

Halte à Moulins vers cinq heures de l’après-midi. Mademoiselle Milpois ne voulut pas quitter la camionnette. Konrad s’écarta pour téléphoner à son Eléonore.

« Et si nous avions fait une faute ? Si on avait laissé la police prendre tout en main ? Maher ?

— Je ne sais pas. Konrad nous a un peu forcés, je pense qu’il a raison. La seule difficulté va être de reprendre contact avec les ravisseurs. Vous devez me maudire ! »

De Moulins, nous avons appelé Jacques, le gardien de notre monument, pour l’avertir que nous rentrions plus tôt que prévu de notre voyage de noces. Une seconde, nous avons hésité à prévenir la police. Pourquoi être complices de cette cavale ? Plus qu’une heure de route. Epuisés.

Maher nous fit parler de notre travail, cela l’intéressait. Il nous posa beaucoup de questions techniques, sans que nous voyions bien pourquoi. Nous avions reçu mission de métamorphoser en machin visitable une forteresse perdue dans la forêt dont personne ne savait que faire. Un château inutile. Trop grand, trop mal desservi par la route, trop désolé. Nous n’avions pas encore transformé les communs en espace d’art contemporain, pas encore organisé de concerts dodécaphoniques dans la grange aux dîmes. Rien ne pressait. Nous voulions maîtriser les arbres et les chemins.

Avec anxiété nous vîmes apparaître, après l’habituel circuit par les allées du parc, au bout de l’avenue de hêtres, la « maison », notre château des Carpates. Cette bâtisse de dix styles différents nous avait intrigués dès le début de notre installation. Nous y logions depuis deux mois, peut-être ne l’habitions-nous pas encore. Les Lieupart avaient mis huit siècles à bâtir cet amoncellement de toitures, de poivrières et de girouettes, où le mâchicoulis s’accommodait du voisinage de la mansarde… Seul Jacques, qui nous accueillit sur le perron en marmonnant « Monsieur et Madame ont-ils fait bonne route ? Six visiteurs aujourd’hui, aussi bien que dans la saison », semblait y être à son aise.

La mort du duc n’avait rien changé à son activité. Il veillait à tout : cirait les hectares de parquet selon les principes de l’assolement triennal, coupait le bois, remontait les pendules, descendait les lustres pour les passer à l’eau citronnée, et depuis notre arrivée, jouait les guides, vendait des cartes postales… Maher écoutait, intéressé. Jacques était veuf. Konrad évoqua la possibilité de le remarier avec mademoiselle Milpois. Un bien beau cadeau pour la vieille fille. Jacques nous avait parlé le premier jour avec tellement de gentillesse : « J’espère que vous aurez bientôt des enfants, c’est ce qui manque le plus ici. Pour eux, ce serait le vrai paradis, Lieupart. » Cela faisait si longtemps qu’il n’y avait plus eu personne pour jouer dans les bassins ou faire des cravates aux mouches dans les greniers. Personne n’avait jamais construit de cabanes dans les arbres. Nous avions promis de faire tout notre possible.