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Pour la chasse, c’était encore le Moyen Âge, une réserve, mais depuis la mort, successive, des neveux du dernier duc — l’un avait disparu en Algérie, un autre dans un accident de montgolfière, le troisième Dieu sait comment, le dernier dans un monastère Dieu sait où — plus personne ne courait le cerf et l’activité se bornait à couper du bois — toutes les cheminées fumaient à tort et à travers —, replanter après les tempêtes — indispensable pour fournir à la nébuleuse des châteaux d’Auvergne des sujets de conversation — et se promener à cheval, avec une morne satisfaction, à travers des sentiers pleins de boue. Même le duc, l’arthrose aidant, avait fini par se lasser. Il s’était mis à la littérature, dégoûté par la politique. D’où son élection à l’Académie des sciences morales et politiques.

S’il n’avait pas plu à ce point-là, nous aurions donné à Maher de vieilles bottes en caoutchouc. Il y en avait plein un placard : on en avait même un jour prêté au prince de Galles venu voir les chevaux et qui, à la surprise de tous, n’avait pas quitté la bibliothèque et s’était plongé dans les mystiques rhénans. Nous aurions aimé conduire notre ami vers le ruisseau, jusqu’à la crête d’où l’on a une si large vue. Nous étions très fiers de ce paysage. Contre l’angoisse, cela aurait été l’idéal. Faute de mieux, dans l’odeur de chou qui flottait autour de nous, sous le portrait du duc en habit vert peint par l’inévitable Gossec, nous lancions au hasard des sujets de conversation paisibles, une comparaison de cette campagne des monts d’Auvergne avec le paysage de Normandie où nous aurions dû être : le bocage, avec ses compartiments, ses paysans qui racontent de bonnes histoires, les pêcheurs avec leurs casiers et les propriétaires qui protestent contre le remembrement.

« À quoi ressemble-t-il au juste, ce manoir Bagenfeld où nous devions aller si la police et Konrad nous avaient laissés faire ?

— Oh, tout le contraire d’ici : aussi ancien et vénérable, le même granit, mais proche de la mer, des rochers. Le vent souffle autant, il pleut aussi fort, les clous des volets rouillent, le sel s’infiltre. Vous viendrez, une autre fois, en été c’est agréable. J’en ferai don à l’institut, si vous êtes choisis comme conservateurs… Vous m’aviez dit que vous aviez quelques peintures ici, on peut voir ?

— Avec plaisir, nous allons te proposer une visite nocturne, comme vers 1820 quand on organisait des promenades aux flambeaux dans les musées pour se donner des impressions. Les toiles et les statues sont si différentes à la lumière des torches.

— Très romantique.

— Les plus belles choses que nous ayons ici datent de ce temps-là, la Restauration. »

Maher voulut voir notre « chambre du roi ». Chose étonnante, nota Konrad, un roi y avait dormi. Tous les châteaux se doivent d’avoir une « chambre du roi » : soit Henri IV y a fait entrer une de ses maîtresses par un souterrain, soit Louis XIV avait fait dire qu’il y viendrait, soit Napoléon, l’Empereur, traqué pendant la campagne de France, y avait passé une mauvaise nuit avec les diamants de la reine Hortense cousus dans sa ceinture, dix options sont possibles. Lieupart offrait au public, les jours où il y en avait, la seule « chambre du roi » de Charles X, avec un mobilier comme neuf datant de 1826. Une chambre où il ne s’était rien passé, où le monarque n’avait, semble-t-il, rien fait d’autre que dormir dans son lit, où les tiroirs de la commode n’avaient servi qu’une fois. Pas de mot historique, pas de haut fait, pas de scandale, peut-être même pas un ronflement.

« Belle affaire, trancha Konrad, le plus bête des quarante rois qui ont fait la France si bête, quelle gloire ! »

Peu importe, nous avions de tout temps, avant même de venir ici et de border son lit, admiré Charles X. Nous avons foudroyé Konrad. Quelle existence avait eue cet homme que tout le monde fait passer pour un imbécile ! Elevé dans les dernières années de l’Ancien Régime, enfant choyé dans un Versailles réglé par l’ennui des contes de fées, où il était devenu un galant jeune homme très porté sur les galanteries, il avait tout perdu, il était devenu un prince déchu dans Londres qu’il détestait, un vrai pauvre, très peu porté sur la pauvreté. La tristesse l’avait conduit à la dévotion comme souvent en ce temps-là, le désespoir lui avait fait croire à l’Espérance, et tant qu’à faire, à la Foi et à la Charité. Le miracle était venu, avec la vieillesse et une solide réputation de bêtise, dont il n’avait que faire au milieu de tant de vertus : le retour dans une France nouvelle, où personne ne le connaissait et où les foules l’acclamaient. Quinze ans plus tard, ils le conspueraient.

Nous expliquions cette histoire à Konrad dans les couloirs sans lumières de Lieupart. Nous parlions pour Maher. Il regretta que Jeanne ne soit pas là pour écouter. Nous apprîmes ce soir-là qu’elle était passionnée d’histoire. L’aisance de Maher dans nos tapisseries et nos bibelots ne nous surprenait plus. Nous en rajoutions. Il fallait voir sur les gravures, ce roi déjà âgé à l’entrée dans Paris, sur un cheval blanc comme celui d’Henri IV, en uniforme de lieutenant général du royaume — même imbécile, même dévot, il restait cet enfant de Versailles élevé dans les Grandes Écuries, il était le premier des gentilshommes de France. Pendant huit ans, il joua au conspirateur, montant contre Louis XVIII son frère des complots de comédie, puis il était devenu roi. Il avait voulu à toute force recréer le passé autour de lui : la cour, le sacre, l’archevêque à genoux, le lâcher de colombes devant un bon peuple propret à qui l’on avait expliqué qu’il fallait crier « Noël ! Noël ! ». C’est assez rare, ces gens à qui le sort donne tous les jouets, l’un après l’autre.

Maher ne releva pas, il souriait en nous écoutant, le regard perdu dans les flammes de la cheminée. Il se leva :

« On va voir la chambre ? Par là ? Continuez !

— Pour que le tableau de sa vie soit complet, le roi, surpris, avait couru vers un nouvel exil : le départ pour Cherbourg, le pays muet, les dernières années où il avait retrouvé le goût de la misère, au fond du noir Hradschin d’où il dominait Prague, la nostalgie des fastes une nouvelle fois abandonnés. Parmi les fidèles qui avaient suivi Charles X à Prague, on comptait Jacques, quatrième duc de Lieupart. Un héros des causes perdues.

— Magnifique, cette chambre, ces meubles, c’est l’estampille de Werner, j’imagine ?

— Tu t’y connais autant en meubles qu’en tableaux ? »

Konrad, comme il ne connaissait rien à rien :

« Moi, cette chambre ne m’inspire pas : un roi à cheveux blancs y a dormi, aucun intérêt pour ma collection tant qu’une jeune fille n’y a pas trépassé.

— Idiot, regarde comme ce lit, cette table, sont dessinés avec légèreté, dit Maher qui s’animait. C’est presque une chambre de jeune fille, avec ces rideaux bleus et le bois clair. Du citronnier, et des incrustations de marqueterie plus foncée. Rien n’indique que c’est une chambre royale. Dans ces années de la Restauration, on a retrouvé tout l’esprit du XVIIIe siècle, mais brièvement, en un éclair. Ce bonheur rescapé du naufrage, reconstitué de bric et de broc, restait menacé. Tout était déjà mort une fois. Qui n’a pas vécu avant 1830 n’a pas connu le temps de l’atroce douceur de survivre… Ce mobilier a été fait spécialement pour Charles X ?

— On a les factures ! Le duc avait eu l’honneur de loger son roi une nuit pendant une des tournées en province de Sa Majesté, il avait fait faire des meubles à la mode : un lit, une suite de fauteuils, pas de prie-Dieu car il savait que le roi s’agenouillait à même le sol. La simplicité des lignes du style Empire, mais dans des bois chauds et clairs, sans la lourdeur napoléonienne avec ses sphinges ventripotentes et ses drapés verts et rouges. Quand on pense que quelques années plus tard, ce sera le triomphe de l’acajou Louis-Philippe, des fauteuils pesants, de ce goût victorien mal importé, puis le faux Louis XV de l’impératrice Eugénie avec ses angelots en aluminium.