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— Mais Konrad, à l’époque des commanditaires, un Caravage c’était déjà une fortune. Ce qui a changé, c’est que les prix ont trop monté. Ceux qui connaissent l’art sont des espèces de clochards à côté de ceux qui possèdent les œuvres. Maher semble une exception. Un riche savant, c’est rare. Tant que tout ne sera pas dans les musées, démonétisé, livré aux chercheurs… »

« Riche savant », c’était vite dit. Nous avions lu les pires choses sur Maher.

« Maher, s’exclama Konrad, c’est un érudit ! À dix-neuf ans, il ne parle bien que le français, sait à peine faire une division, n’a jamais su ni physique ni chimie, mais il a déjà publié trois articles qui ont suffi à mettre en charpie l’attribution que Berenson avait fait d’un tableau d’autel à Sassetta — un tableau dont un morceau est à Sienne, un à New York, le dernier dans la salle de bains du second, vous verrez. Il réattribue les œuvres, a découvert un nouvel Ingres, le mois dernier ; il sait tout, il a tout vu partout, tous les musées du monde et leurs réserves, vous récite par cœur l’histoire des collections, connaît la sienne sur le bout des doigts ; il retient l’origine de chaque œuvre, les mains par lesquelles elle a passé, tout. Il n’oublie rien de ce qu’il a vu ; à trop haute dose, c’est une maladie vous savez, les psychiatres appellent cela l’hypermnésie. Limitée au domaine artistique, c’est un atout. Il a notre âge, enfin le vôtre, je vais avoir trente-huit ans ! Et tout le monde sait déjà qu’il sera le plus grand historien d’art que l’on connaisse. Un phénomène comme il s’en produit un par siècle : un œil, une mémoire, une intelligence, et l’amour, qui fait vivre ces choses mortes !

Cela rend un peu asocial. Heureusement, je lui remets les pieds dans le fumier, je lui prête mes amis, les inévitables crétins que vous avez vus à Florence. Il vit dans un monde très à part, très isolé. Les parasites ont tout de suite colporté qu’il faisait écrire par d’autres, qu’une armée de vieux professeurs à lunettes tâcheronne pour lui. Vous savez les lunettes à gros carreaux montés en plastique marron, avec la graisse des cheveux qui retient dans le bas des verres le blanc des pellicules. Et surtout, il n’aimerait pas que je vous en parle, on répète sur tous les tons qu’il est “arabe”, un Tunisien, un pseudo-Français, un Beur qui frime et qui bluffe, intrigant, arrogant qui prend la culture des autres.

« Si la vieille cinglée lui a tout légué, continua Konrad, on a imaginé mille raisons ignobles, c’est tout simplement qu’elle a découvert en lui un prodige. Laura a voulu lui permettre de donner sa mesure. Comme un richissime héritant d’un stradivarius dont il ne sait pas jouer et qui l’offre à une jeune artiste, sans demander si elle est riche ou pauvre. Les faiseurs de catalogues ne savent pas comment le cataloguer, notre ami Maher. Même les parents de Jeanne, hier, allaient devenir injustes. Vous avez vu comme il a pris son ton grand seigneur pour leur répondre. Où a-t-il appris cela ? Voilà ce qui n’intéresse pas les journaux : c’est à mon avis un mystère plus grand que son fabuleux héritage. Il n’en parle jamais. Muet sur son enfance, mais je me suis renseigné : aucun doute possible, il n’est pas le fils ignoré d’un puissant protecteur, un jeune prince incognito, un héros pour midinettes. Tout ce que l’on sait est rigoureusement exact. Une enfance dans une HLM de banlieue, entre un père tunisien qui ne parlait pas un mot de français et une mère italienne. Je suis intime avec lui, vous voyez, je n’en sais pas plus. Depuis quand connaît-il Jeanne ? Et Laura Bagenfeld elle-même, où l’a-t-il rencontrée ? Hériter d’une milliardaire nécessite d’en fréquenter ! Demandez-lui, vous. »

Nous avons aimé cette maison-musée habitée à la hâte. Mademoiselle Milpois, l’assistante dévouée, nous avait trouvé des habits trop petits ou trop grands : une veste de yachtman trop courte, un tailleur de vieille dame un peu forte. Des mendiants qui auraient fait les poubelles d’un grand couturier. Tout à la joie de nos nouveaux accoutrements, nous passions parmi les chefs-d’œuvre sans nous occuper de leur valeur. Ils semblaient se trouver là pour apporter à l’existence, dans la villa, quelques reflets de siècles disparus, quelques couleurs d’autres pays, des sentiments oubliés. Tous ces visages morts, saint Jean-Baptiste, Danaé, Télémaque, Europe ou Didon, Léda, Homère, Ulysse, Roger et Angélique : des hôtes qui avaient leurs habitudes ici. Les Bagenfeld avaient conçu pour eux cet Etat « neutre », cette propriété aux murs tendus de blanc, aux fenêtres remplies de neige.

Une vitre épaisse, sans reflets, très étudiée sans doute, évitait à l’eau tiède de la salle de bains de disloquer le bois du fragment de tableau siennois qu’une vieille étiquette attribuait encore à Sassetta : un petit panneau sur lequel les mages apportaient à nos pieds la myrrhe, l’or et l’encens.

Nous disposions, pour quelques heures, d’un musée pour nous seuls, inédit, sans cartes postales ni inventaire. Nous relevions des noms, esquissions des croquis de toiles inconnues dans nos carnets de moleskine. Nous avions découvert la chambre secrète de la grande pyramide.

Les Bagenfeld n’étaient pas de ces collectionneurs-paons, heureux d’étaler leurs trésors dans de gras catalogues. Laura Bagenfeld ne montrait guère ses œuvres qu’à des spécialistes et Maher avait agi de même, non par élitisme, mais simplement parce qu’il n’avait pas dû y songer. Homme d’ombre, il étudiait seul ses tableaux, dans sa bibliothèque, au milieu de piles de revues, de catalogues de ventes, de cartons débordants de photographies : comme s’il fallait qu’il demeurât à l’écart pour faire aboutir ses recherches. Tout juste s’il daignait venir inaugurer l’exposition où l’on rassemblait, en provenance de cinq ou six collections, les éléments disparates de tel primitif italien qu’il avait, le premier, eu l’idée de réunir en un même polyptyque.

D’instinct, nous nous sommes méfiés. Découvrir qu’un jeune homme, entouré d’une telle cour de photographes, commentateurs, aigrefins, intrigantes, amis d’amis, domestiques, experts, marchands, journalistes, pigistes, restait notre contemporain, quelqu’un de notre monde, et pouvait être notre ami, ne suffisait pas à nous convaincre qu’il l’était devenu.

Maher, autodidacte, semblait un pur savant, face à nous qui aurions dû l’être, depuis qu’à force de concours, nous étions devenus « conservateurs ». La peinture pour Maher était objet d’étude — comme pour d’autres les papillons ou les étoiles — plus que de contemplation. Nous méprisions un peu ceux qui ne savent rien faire d’autre qu’« attribuer », les experts ; nous prétendions être de vrais historiens, avec des idées et pas des « fiches ». Maher considérait les œuvres, les choisissait, selon leur rareté, pour combler les lacunes de sa collection — une galerie qu’il n’avait pas constituée, héritage d’une famille qu’il n’avait pas connue. Lui arrivait-il d’acquérir une toile simplement parce qu’elle lui avait plu ?

« J’ai étudié leur liste », déclara Maher en s’attablant devant un petit déjeuner de loup affamé, sous un grand Saint François d’Assise du XIVe, que ce genre de bête n’effrayait pas. « Je ne comprends rien. Aucun point commun. Pas les œuvres les plus chères. Le Caravage et le Carpaccio, trop connus, invendables. Le fragment anonyme florentin est mille fois moins rare. L’Arcimboldo très contesté. Le Greco, une version tardive de celui de Madrid, et je ne vois pas le conservateur du Prado organisant un rapt pour en avoir un second. Comprends pas. »

Il fallait faire front. Il nous expliqua ses projets. Il irait, dans trois jours, à Paris, à la vente où il avait prévu d’aller, sans commentaire. Dans une semaine, en Normandie, s’il n’y avait rien de nouveau, il suivrait les instructions. Il ne parla pas de Jeanne.