Il obéissait. Il ne se battait pas. Avait-il menti en disant aux parents de Jeanne qu’il faisait tout pour la retrouver ? Menait-il, aidé par Konrad, des négociations secrètes dont il ne nous parlait pas ? Etait-il vraiment « dépassé » ? Nous le trouvions mou, désabusé.
Dans notre chambre, après une douche torride, deux heures à détailler centimètre carré par centimètre carré la Madone à l’orange de Cima de Conegliano : un chef-d’œuvre vénitien, le ciel de lit de notre amour. Pas question de la perdre de vue.
CHAPITRE 4
Aux enchères
Deux jours après, à Paris, un quotidien, livré sur un plateau avec les cafés et les oranges du petit déjeuner, parlait de nous sur une page entière. Notre voyage de noces avait été transformé en fait divers. Au centre, une photo de Maher, choisie avec malveillance, lui donnait l’air d’un acteur de cinéma, mal rasé, boucles au vent ; une photo prise l’été, à Palerme ou à Naples. À l’arrière-plan, les grues d’un port suggéraient le trafic, la mafia :
« Maher Bagenfeld est inconnu, un aventurier d’un nouveau genre. Sa réussite intrigue et inquiète. Il dirige un groupement industriel et financier majeur. Il possède une des premières collections d’art d’Europe. Il est considéré, dans ce milieu, comme un remarquable connaisseur en matière de peinture : il n’a pas trente ans. On l’attendrait s’intéressant à l’art contemporain, lançant des artistes nés comme lui dans les cités de banlieue : il n’aime que les grands noms de la Renaissance. Certains l’accusent de faire travailler des nègres. Il a toujours refusé les invitations aux débats télévisés sur l’immigration, pour ne pas se mélanger aux autres « beurs qui ont réussi », ceux qui brillent dans le monde de la chanson, du divertissement, de la politique ou du foot. Les grands marchands ou les experts reconnus ne se gênent pas, en privé, pour dire qu’il ne regarde jamais l’origine des œuvres qu’on lui propose. À Florence, au dernier étage de son palais du XV e siècle, il avait réuni ses nouveaux amis, acteurs, figures de la mode et de la finance. Beaucoup de bruit et de glamour, pour une fin dramatique. La fête a tourné au cauchemar. L’enlèvement de sa petite amie sous ses yeux ressemble à un règlement de compte : sanction d’un chantage, guerre des gangs ? Le côté spectaculaire de l’opération suggère une mise en scène. Les langues se délient, après le beau temps, la douche froide : les invités de Florence avouent qu’ils ne savent rien de lui. Coup de projecteur imprévu sur une réussite discrète et solide, qui n’aurait pas dû s’exposer, selon un vrai collectionneur qui sait de quoi il parle. On se demande pourquoi cet héritier sorti du néant avait choisi de montrer ce jour-là la célèbre collection Bagenfeld. Rappelons que cette collection, qui compte des Rembrandt, des Ingres et des Delacroix, remonte à Évariste Bagenfeld, magnat suisse qui a traversé sans encombre la Seconde Guerre mondiale, et à sa compagne Laura, femme fantasque et originale, légende de l’histoire de l’art, dont les lunettes en forme de papillons sont restées célèbres.
C’est en se replongeant dans leur histoire qu’on peut comprendre la prodigieuse ascension de Maher Bagenfeld. Après son veuvage, Laura Bagenfeld n’avait eu qu’une amie, la grande pianiste Clara Haskil. Elle l’accompagnait parfois dans ses tournées. Un soir à Montreux, Clara Haskil avait achevé sous les vivats un programme Mozart, et le dialogue de ces deux vieilles dames en chignon gris est passé à la postérité. Clara Haskil murmura : “Qu’est-ce qu’ils ont tous, j’ai encore joué comme un cochon.” Laura Bagenfeld répondit : “Tu as un don, tu n’y comprends rien.” Laura a reconnu en Maher, le petit Beur, celui qui avait “le don”. Mais lui, de ce don, qu’a-t-il fait ? Le testament de Laura a fait murmurer : une des plus grandes fortunes juives allait être dirigée par un enfant de l’Islam. “Maher Bagenfeld”, dès qu’il a pris ce nom paradoxal, a eu des ennemis partout. Il n’a pas voulu s’en rendre compte. Il s’est approché d’un milieu interlope qui n’était pas celui que fréquentaient ses paisibles bienfaiteurs suisses. Il se dit que lui, le petit surdoué, il a peut-être un peu exagéré, qu’il a “joué comme un cochon”, et perdu. Aujourd’hui, il paye. »
L’article était ignoble, plein de sous-entendus abjects. Nous avions envie de défendre Maher, de l’aider. De lui donner ce que la photo du journal laissait éclater en plein soleil, contredisant l’article : une stature de héros.
Il nous proposa de l’accompagner à Drouot où devait être dispersé un célèbre ensemble de tableaux réunis au début du XXe siècle : la collection Tern-Valognes. Il nous expliqua : depuis un an, il achetait beaucoup en vente publique, préférant liquider de temps à autre une villa sous les tropiques où il ne voyait pas l’intérêt d’aller. Peu à peu, il convertissait l’empire Bagenfeld en peintures — les aspirateurs, à la « génération précédente », du temps d’Évariste et Laura Bagenfeld, étaient devenus des pur-sangs, les fers à repasser, des yachts, les mixeurs avaient engendré des œufs de Fabergé d’une rare laideur. Ses conseillers lui disaient qu’enrichir la collection de peintures n’était pas un mauvais calcul, et lui faisaient acheter, en parallèle, des marques et des licences. Sous le label de l’électroménager Bagenfeld, on vendait maintenant du détachant, de la peinture, du cirage et des motoculteurs. Maher alternait le vernis pour bateaux et le vernis pour toiles de maître. La Suisse rutilait. L’argent allait à l’argent. Cela l’amusait.
Pendant qu’il nous expliquait cela, il ne parlait plus de Jeanne. Ce silence nous surprenait, nous choquait aussi. En même temps, se rendre à cette vente lui pesait. Mû par une mécanique fragile, il continuait peut-être à mimer ce qui naguère constituait sa première passion, entraîné par son élan à faire semblant d’être heureux. Ou alors, il n’aimait pas vraiment cette fille.
Au premier étage de l’hôtel des ventes, la salle sentait déjà la sueur. À notre entrée, nous aurions bien voulu que la clameur s’adressât à notre dernier déguisement : une robe signée d’un jeune créateur et un costume de grande marque, des cadeaux de Maher. Nous achetait-il ? Quel était son intérêt ? Jamais nous n’avions été aussi bien habillés : combien de temps allions-nous mettre pour nous habituer à cette existence de luxe ? Encore une heure ou deux ?
Ce brouhaha visait Maher. Il était rare qu’il se déplaçât lui-même. Trois personnes se levèrent : des sbires de Maher, qui se contenta de leur sourire. Ils nous avaient réservé des sièges au premier rang. La visite-surprise de l’héritier Bagenfeld allait-elle, comme il le voulait, rassurer ses amis en prouvant sa résolution, intimider ses ennemis inconnus — ou pire, faire jaser les gazettes et trembler les envieux qui le croyaient fini ?
Défilaient les seconds couteaux de l’impressionnisme, des toiles retendues et botoxées, qu’il « laissait aux Japonais ». Il acheta une esquisse de Carpaccio, des navires devant l’arsenal de Venise, à la sanguine. Le commissaire-priseur, maître Vernochet, plus d’une fois croisé chez Konrad, nous dévisageait en soutenant de l’index le poids de son triple menton, l’air étonné de nous voir et la mine gênée de l’homme du monde pris à porter une pochette criarde à dix heures du matin.